Citations sur La fabrique du consommateur (70)
Dans ce système automate, les hommes produisent des choses dont ils n'ont pas besoin pour obtenir l'argent qui leur permettra de s'acheter des biens qu'ils n'ont pas produits. Conséquemment, les choses qu'ils manipulent leur sont de plus en plus étrangères.
Pour comprendre l'idéologie véhiculée par l'imaginaire marchand, il faut repérer ce qu'il ne représente jamais. Certains phénomènes - les vieux objets, le monde de la production et du travail - sont invisibilisés, tandis que d'autres - les loisirs et l'extrême richesse - sont hypertrophiés. Les attitudes, comportements et valeurs favorables aux intérêts marchands sont ainsi sélectionnés et surexposés.
Pas plus qu’on ne découvre d’après le goût du blé la personne qui l’a cultivé, écrit Marx, on ne voit dans ce procès les conditions dans lesquelles il s’est déroulé, si c’était sous le fouet brutal du surveillant d’esclaves ou sous l’œil inquiet du capitaliste, si c’est Cincinnatus qui le fait en cultivant ses deux arpents ou le sauvage qui abat une bête armé d’un seul caillou.
De fait, l’adhésion mentalitaire à la consommation suppose chez l’individu une constante activité de projection, c’est-à-dire l’insatisfaction de l’objet possédé et l’investissement du désir sur un nouvel objet.
L'interconnexion et la complexification de nos économies nous plongent dans un état d'interdépendance et de fragilité.
Tout le mouvement de croissance en chaîne sur lequel est bâtie notre société a un point de départ concret : l'émancipation de la locomotion animale ; la capacité de faire circuler à vitesse croissante les hommes et les marchandises. Ce pouvoir de la société thermo-industrielle repose sur l'exploitation de ressources non renouvelables comme les hydrocarbures et les minerais. [...]
"Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel". Nous avons écrit ici le début d'une histoire de la consommation. Il reviendra à d'autres, dans quelques décennies peut-être, d'en raconter la fin.
P238
C'est ainsi que la femme doit désormais lutter contre tout type de poussières, de germes et de microbes [...] Il faut également préparer pour toute la famille des repas riches et équilibrés [...] On attend aussi d'elle qu'elle conduise les enfants à l'école et aux activités sportives, qu'elle les habille et les soigne, tout en se tenant informée des nouvelles méthodes d'entretien et de décoration d'intérieur.
C'est la productivité de la femme au foyer qui augmente, et non pas son temps de travail qui diminue.
P190
Le dandy se singularise par le goût et déploie sa supériorité esthétique par la marchandise, par l’ordonnancement original d’objets. C’est sa capacité à « construire sa tenue comme un chef-d’œuvre » qui lui confère sa supériorité aristocratique. Son art du vêtement est indissociable d’une attitude élégante, provocatrice, originale, voire extravagante qui fait de lui un être insaisissable et illisible, et donc inimitable et hors d’atteinte des gens du commun et de leur trivialité. Convaincu d’être remarquable, le dandy apparaît telle la figure absolue de la recherche de distinction par les objets, les manières et l’attitude. Son dédain et son dégoût lui permettent d’ériger face au monde des barrières infranchissables. En cela, le dandy est la figure indéniable du protoconsommateur.
Dans le Paris, New York ou Londres du milieu du XIXe siècle, la présence féminine dans les rues avait quelque chose d’audacieux, voire de scandaleux. Selon la logique bien enracinée des sphères séparées, la place de la femme était au foyer, où elle était chargée de la bonne tenue de la maison et du quotidien de sa famille. Alors que déclinait l’autoconsommation, les femmes étaient de plus en plus poussées vers la sphère publique et marchande pour assurer le ravitaillement du foyer dont elles avaient la charge. Bien des bourgeoises évitaient alors le contact direct avec la ville, en se faisant conduire en voiture aux portes des commerces. Les femmes qui, au XIXe siècle, déambulaient dans la ville non accompagnées posaient comme un défi aux frontières de genre et à l’idéologie des sphères séparées. Ces flâneuses s’appropriaient la conduite et l’imagerie du voyageur urbain, mâle par définition, dominant l’espace public, « chassant » de boutique en boutique, à la recherche de la meilleure affaire. En tant que force sociale, le grand magasin est venu accompagner et appuyer ce bouleversement sociopolitique. Il est devenu l’agent de l’émancipation féminine bourgeoise, ou bien plutôt l’émancipation féminine bourgeoise a été l’instrument de sa prospérité. La nidification féminine n’était pas pour les gérants des grands magasins un hasard des affaires mais un objectif stratégique avéré.
Pour que l’émerveillement du chaland soit complet, il fallait que la scène du théâtre marchand soit préservée de toutes les trivialités de la production. En coulisses, s’affairaient de multiples travailleurs invisibles que ne croisait jamais la clientèle. [...] Cette mise en scène venait parachever la fétichisation : le produit n’était plus intrinsèquement lié à une origine, à un producteur, à un savoir-faire, à du temps de travail accumulé, il devenait un trésor à l’existence magique et spontanée. Dans ce haut lieu du fétichisme que constitue le grand magasin, la marchandise, coupée du travail, n’existe plus que dans un rapport direct et halluciné avec le consommateur.
Les hommes ne travaillent désormais plus directement à leur survie, mais se consacrent à la vente du produit de leur travail (…)