Ce jour-là, ils les sauvèrent d'une mort lente et cer-taine. Mais ces hommes et femmes étaient allés trop loin dans le dégoût et l'épuisement. Il n'y avait plus rien à fêter. Pas même leur sauvetage. Ils étaient au-delà de ça.
Lorsqu'il ouvrit le bouchon, l'odeur du combustible chassa le parfum tranquille de la nuit. Il ne pensait plus à rien. Une torche, un jaillissement de lumière, puis le néant, c'est cela qui adviendrait. Il se versa de l'essence sur les jambes, le torse et les che-veux. L'odeur puissante faillit le faire tourner de l'œil.
Il était maintenant assis à même le sol, jambes ouver-tes, tête basse. Plus personne ne se souciait de lui.
Des gouttes d'essence dégoulinaient de ses habits détrempés. Il était une flaque qui ne tarderait pas à prendre feu. Il respira profondément pour laisser entrer en lui toute cette dernière nuit. Il était loin du monde et n'avait plus la force même de se signer.
Les hommes, dans la nuit, se racontaient des histoires pour se faire briller les yeux. Le vieux monde n'était pas mort. Il était encore des êtres secoués d'impatience qui souriaient au rêve toujours recommencé du lointain bonheur que l'on va chercher.
Le dégoût s'empare de moi. Je suis laid. Je pense à mon frère qui me cracherait dessus s'il savait. Je pense à ce que j'étais lorsqu'il m'a pris avec lui dans la voiture et que nous avons fait le tour de notre ville.
C'était il y a quelques semaines à peine, et je suis déjà si vieux. Je change peut-être plus vite qu'il ne le fait, lui, là-bas. La maladie le détruit moins radicalement que ce voyage ne me ruine. Je suis laid et ne mérite rien. Les chiens, sur le bord de la route, détournent la tête pour ne pas me voir. Ils vomissent et s'enfuient en courant. Je ne suis plus rien, plus rien qui vaille d'être sauvé. Je le murmure à la terre qui défile sous mes yeux mais ne répond à ma voix que le brouhaha du camion qui roule avec obstination vers le nord.
Nous nous éloignons. Maintenant, il ne peut plus nous rattraper. Même s'il court et hurle, personne ne l'entendra. J'ai volé. Je plonge ma main droite dans ma poche. J'ai volé. Je serre les billets froissés entre mes doigts. Je suis une bête qui fait mordre la poussière à ceux qu'elle croise. Je suis une bête charo-gnarde qui sait sentir l'odeur de l'argent comme celle d'une carcasse faisandée.
Nous n'osons plus. Nous espérons. Nous rêvons que ceux qui nous entourent devinent nos désirs, que ce ne soit même pas la peine de les exprimer. Nous nous taisons. Par pudeur. Par crainte. Par habitude. Ou nous demandons mille choses que nous ne voulons pas mais qu'il nous faut, de façon urgente et vaine, pour remplir je ne sais quel vide.
Combien de fois as-tu vraiment demandé à quelqu'un ce que tu voulais ?
Il quittait tout. Sans savoir lui-même s'il reviendrait un jour ou pas. Alors Angelo recommanda son ami au ciel en se disant que les hommes n'étaient décidément beaux que des décisions qu'ils prennent.
Il se demanda, un temps, où aller. Il voulait une solitude pleine et reposante. Il prit alors la direction du petit cimetière de Lampedusa. La fatigue de sa propre existence lui collait à la peau. Il la sentait peser sur son dos avec la moiteur d'un soir d'été. Il était vide et plein de silence.
Aucune frontière n'est facile à franchir. Il faut forcément abandonner quelque chose derrière soi. Nous avons cru pouvoir passer sans la moindre difficulté, mais il faut s'arracher la peau pour quitter son pays. Et qu'il n'y ait ni fils barbelés ni posté frontière n'y change rien [...]. Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles blessent toutes.