“Frères humains qui après nous vivez…” Pourquoi est-ce que je pense à lui ? Est-ce parce que j’en suis un, cinq siècles plus tard, de ces frères humains qui après lui vit, qui après lui arpente ces mêmes rues ? Ou simplement parce que je connais ses mots et que cela crée un lien entre nous ? Comme il est doux de l’entendre, de pouvoir prononcer ses vers.
Artaud remonte à ma mémoire comme un vieux corbeau traînant derrière lui son aile brisée.
La terre, aujourd'hui, ce sont mes mots, et je les jette doucement sur les âmes tourmentées.
La jeunesse est là, aux terrasses des cafés du boulevard Edgard-Quinet. Je la vois. Elle a envie de vivre plus vite, plus fort, de faire résonner l'instant avec fracas, et je ne suis plus tout à fait avec eux. Ils sont si nombreux, tous ces jeunes gens. J'ai longtemps été l'un d'eux et j'aimais, moi aussi, me glisser dans les longues nuits de Paris. Soirées de vin, de bière et de rires. Soirées d'irrévérence et de promesses que l'on se fait à soi et aux autres de toujours garder grand appétit du monde. J'ai eu, moi aussi, cet âge-là et nous avons dévoré ces années en nous léchant les doigts pour ne rien en perdre. Je les regarde. Rien n'a changé. Les mains se frôlent, les cigarettes se fument. Il y a des rires un peu forcés, des éclats de voix, des œillades plus discrètes. Dans tout Paris, des milliers, des dizaines de milliers de jeunes gens discutent, trinquent et font joyeusement du bruit. Tant de vies sont là, sous mes yeux, tant d'existences : ceux venus de province, ceux qui sont en train de passer leurs examens, ceux qui hésitent, ont peur, viennent de tomber amoureux, cherchent un petit boulot pour l'été. Tous ces rêves de métier, de voyages, d'amour, toutes ces adresses échangées, ces messages envoyés, comme chaque fois, pour faire vibrer la vie. Je les contemple, mais je suis déjà ailleurs. Et eux ne me voient plus. Peut-être est-il temps de m'éloigner et de tout saluer pour la dernière fois ?
C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau ( Ramuz cité à plusieurs reprises)
Tout ce qui semblait fragile, voué à un oubli certain, à la description d'une sensation fugace ou d'un paysage changeant, tout cela est gravé.
Mon esprit s'échauffe. Il faudrait mille bouches pour tout dire. Qu'espérait l'ombre? Que tout le passé revive? Cela ne se peut pas. J'entends encore au loin les derniers assauts contre Montmartre. Louise Michel injurie les soldats qui ont été chercher sa mère pour qu'elle se rende. La Bataclan gémit. Ila été transformé en hôpital et les communards y meurent dans une écœurante odeur d'éther. A la butte aux Cailles, les munitions commencent à manquer. Il faudrait tout dire, de chaque rue, de chaque carrefour. Ceux qui sont passés par là, en courant, ont laissé des traces et moi, en cette nuit étrange, je les sens. Oh vertige...
Paris se lève. Le jour qui est à vivre aura ton nom. Je vais le presser, le boire, le savourer tout entier. Les nuits de la ville ne vont plus tarder à monter. Déjà, les premiers véhicules apparaissent. Le brouhaha épais de la vie revient, ce bourdonnement d'existences qui fait tout éclore. Le temps, à nouveau, fait tourner les aiguilles. Tout passera si vite, comme avant. Je vais retrouver le vertige d'une existence qui file entre les doigts, mais tu es là. C'est vers toi que je reviens. Il y a cela qui nous réconcilie de tout : le pari que nous avons fait de l'amour. Pour qu'il s'étiole, une chose solide : ton regard et le mien. Cela suffit. Paris est notre grand terrain d'amour. Une ville entière où je t'ai donné rendez-vous, où je t'ai attendue dans les cafés, à l'angle de certaines avenues, une vie entière de promenades, de saisons passées puis revenues, de couleurs nouvelles. Il y a tes lèvres sur les miennes qui suffisent à faire tourner le monde. Et ton regarde me fait écrire.
C'est en lui (Rimbaud), désormais que les passants marchent d'un pas pressé. En lui, les crus de marchands d'eau, en lui, la mélancolie des prostitués et la solitude des ivrognes. Tout est entré et danse sans son petit corps de jeune homme. Maudite ville qui n'a pas su dire oui. Tu aurais pu être son royaume. Tu as aimé Hugo mais dédaigné ce jeune homme aux lèvres fines. A pleine le premier pied posé sur ton pavé, tu as senti que tu n'en voudrais pas
Villon prend sa part de rire et de farce. Peut-être est ce que ce sont ces cris-là, ces visages au sourire large qu'il reconvoquera en son esprit lorsqu'il sera au fond d'une cellule? Il le fera pour se dire qu'il a vécu, oui, vécu, qu'il est riche de tant d'éclats de vie qu'il peut bien disparaitre puisqu'il ne meurt pas vide.