Pour chaque homme dont on se souvient, il y a une foule à raconter.
Où nous mène cette nuit ? À l’épuisement de tout ? Les ombres du passé ont pris possession des rues.
J'essaie de respirer plus calmement, de me concentrer sur le silence de la marche. Je me laisse guider par la ville. La douce inclinaison du boulevard me pousse vers la Seine. J'arrive sur les quais, devant le pont Saint-Michel et je m'arrête, saisi par la beauté de Paris.
Je suis un homme d’histoires. J’ai aimé. J’ai tué. J’ai pillé. J’ai brûlé des villes, pris pour épouses des femmes que j’avais soumises. J’ai mis le feu à des terres que j’admirais et j’ai été triste de ces saccages tout en les ordonnant, me condamnant moi-même à la solitude pour mille ans. J’ai été lâche et courageux. Lorsque j’étais fatigué d’être seul, j’ai recherché le vacarme des hommes mais c’était même noyade. J’ai erré sur des routes qui n’en finissaient pas. J’ai parlé aux cailloux qui me regardaient. J’ai vu des ouragans s’approcher, assombrir le ciel, ralentir les minutes puis s’abattre sur moi, et j’ai tenu. La terre parfois a dansé, s’est crevassée de partout et a fini par ouvrir sa bouche d’un grand appétit d’hécatombe. Tout cela, j’en ai fait des histoires. J’ai plongé mille fois dans les tourments de l’âme et c’était toujours avec ivresse.
“Qui es-tu, toi ?” Je fais résonner une dernière fois la question en moi mais je sais y répondre, maintenant. Je suis nombreux. Homme, femme, vieillard et enfant à la fois. Tous se pressent en moi parce que je suis vaste comme une terre qui attend sa foule. Est-ce que tout cela n’est rien ? Je suis un homme dans le dos des autres. Je calque mes mouvements sur les leurs. Épouser leurs gestes, trouver le même rythme, la même pulsation, pour mieux faire retentir leurs voix. Est-ce que tout cela n’est rien ? Oh si, je le sais, j’ai été changé par toutes ces descentes dans le grondement du monde, par toutes ces plongées dans le bouillonnement des âmes. J’ai été changé parce que j’ai appris de tous ces mots criés ou murmurés, de tous ces combats contre le malheur qui n’étaient pas les miens mais que j’ai partagés, de toutes ces femmes debout défiant le vent, j’ai appris. Au fil du temps, j’ai vu croître en moi un peuple entier. Et je suis aujourd’hui comme un empereur étonné qui, après avoir constitué son armée, la passe en revue et constate avec stupeur que tous ces visages si différents, toutes ces trognes de guerriers venus de peuples lointains, sont finalement la plus parfaite image de son propre portrait. Je porte en moi tant de mondes. Et j’en attends encore. Ils sont là, parlent en même temps, se serrent les uns les autres. Il en vient toujours plus et c’est heureux. Mille vies. Oui. Mille vies. Et la mienne, pour essayer de toutes les raconter.
Folie, folie...La ville s'emplit d'ombres. Elles sont bancales, trouées, se sentent désarmées face à la brutalité des regards. Folie... Ayez pitié d'eux car il y a, dans le dessin de leur geste, dans la brûlure qu'ils ont au fond des yeux, une vérité nue qui touche aux grands mystères.
La rue Saint-Jacques est belle comme une femme qui s'attache les cheveux pour que sèche la sueur de la danse.
En ces rues, la colère et la joie se sont toujours embrassées à pleine bouche. La danse et la bagarre, les nuits douces et les heures sombres. En ces rues, du sang a coulé sur le pavé.
C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau.
Le passé est vorace de nos esprits parce qu'il n'y a que la qu'il puisse encore vivre.
La beauté n'a jamais été fille de raison.