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Citations sur Paris, mille vies (107)

Il me semble avoir traversé des siècles. Je vais retourner à ce que je suis, poursuivre mon chemin. La vie est courte. Tant de choses sont déjà derrière moi, tant de choses qui ne reviendront pas. Qui nous consolera de ce que nous perdons ? Qui nous consolera de marcher au milieu d’une foule qui s’étiole ? De tous ces destins passés qui moururent trop jeunes, sans pouvoir aller au bout de ce qu’ils étaient ?… Est-ce que l’ombre n’était là que pour me rappeler tout ce qui n’est plus ? Je ne suis pas comme lui. Je sens que cela bouge encore en moi. Je veux continuer. Reprendre pied. J’ai faim. Encore et encore. Et cet appétit tiendra éloignés de moi les tourments. Une seule chose nous sauve, c’est l’intensité. Il n’y a qu’elle à opposer à la fragilité de nos existences. Vivre. Vivre avec densité. Comme une course à n’avoir pas le temps de tout embrasser.
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Paris s’apaise. Mon père est tout près, je le sens. Je retrouve son odeur, le grain de sa voix, tous ces détails que la mort nous vole. Je vais devoir le laisser partir à nouveau mais je l’ai ramené au présent. Il a marché sur mes épaules, déambulé dans les rues de cette ville qu’il nous a offerte, à mon frère et moi. C’est le rêve qu’ils ont eu, avec ma mère : offrir Paris à leurs enfants. Que tout commence ici. Alors cette ville est mienne, oui, parce qu’elle m’a été donnée. Et tout ce qui bruisse en elle, la clameur du passé, le fracas, les révoltes, les foules pressées, le pas hésitant des poètes, les solitudes côte à côte et les grands espoirs de foules, sont miens. Je prends tout. Je retrouve Paris. Et je sens mon père sourire avec douceur, heureux de voir que tout continue au-delà de lui.
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L’ombre m’attend, tout au bout de la gare, sur le seuil de l’entrée latérale. Je fais quelques pas vers elle. Lorsque nous sommes dehors, elle prend le petit escalier qui mène à la rue d’Alsace, balcon dominant les voies d’où l’on perçoit la rumeur des départs. Petit sommet du monde d’où les annonces parviennent étouffées et font une indistincte rumeur de voyage. Le jour va se lever. Doucement, l’homme que je n’ai pas cessé de suivre se tourne vers moi. C’est la première fois qu’il me regarde ainsi, vraiment, et je crois lire dans ses yeux une sorte de reconnaissance. “Finie la nuit” dit-il à voix basse. Sans tristesse. Sans véhémence. Comme un homme, simplement, qui viendrait dire que tout s’achève. Finies, la nuit et notre course. Puis, il relève la tête et, avec un léger sourire, glisse tout bas : “Encore… Encore…” et, sans que je sache si cela signifie que tout recommencera demain ou s’il m’enjoint de le quitter pour vivre, il répète plus fort : “Encore, la vie !” Je sais que c’est d’ici qu’il part chaque soir pour aller dans une des sept gares de Paris essayer d’attraper un passant, l’arrêter, et avec lui, le temps d’une promenade, faire revivre les milliers de vies effacées. Je sais qu’il retourne les morts de Paris pour que rien ne soit oublié. Mais il y a trop à dire et sa tâche est sans fin. J’ai fait ma part, cette nuit. D’autres continueront demain, dans d’autres rues, pour évoquer d’autres passés. Mille vies à compter, à consoler. Je m’arrête ici mais je continuerai. À travers l’écriture. Mille vies me traversent et je leur prêterai mes mots. L’homme me regarde avec une sorte d’éclat nouveau. Je le connais, maintenant. Je sais que c’est ici qu’il revient chaque matin, lorsque les premières lueurs du jour font scintiller l’ardoise des toits. Il vient contempler la gare de l’Est qui se réveille, les gens pressés, chargés de valises, de sacs et de projets. C’est ce que je ferais, moi, si j’étais resté avec lui, si j’avais décidé de me soustraire au temps et d’être, comme lui, l’habitant des minutes immobiles. “Encore, la vie !” Il le dit et je comprends ce que cela signifie pour moi. Je dois laisser s’évanouir mon père et tous ceux auxquels je viens de penser. “Encore, la vie !…” Je les prends, ces mots, ce sont ceux qu’il me donne au moment de me quitter et c’est avec eux que je vais marcher désormais.
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Je chasse la raison. Je chasse l’intelligence et tout ce qui nous sert d’ordinaire à appréhender le monde. Il faut accepter de plonger plus nu que cela dans la pâte des choses. Un monde bouge autour de moi et c’est celui de la présence. Les ombres apparaissent, appellent, me passent à travers, cherchent à me retenir pour déposer un peu de ce qu’elles furent. Les murs de Paris bougent. Je ne sais plus ce qui est en moi et ce qui est en dehors de moi. Il faut accepter de parler avec le ventre, de recevoir avec les muscles, les tripes, de se laisser ébranler au cœur. Tout me traverse. Nous avons tant oublié à regarder avec nos mains, à toucher le monde avec nos âmes. Nous avons tant oublié et tant perdu. Les oracles ont été moqués puis révoqués. Les esprits ont été chassés. La beauté n’a jamais été fille de raison. Mensonge. Je sens bouger tout ce qui fut amputé. Le monde est plus opaque et étrange que cela. La folie d’Artaud le savait. La phrase carambolée de Rimbaud aussi. Le monde jaillit, il ne se comprend pas. Il va trop vite. Il faut juste le recevoir. Beauté, confusion intense de tout ce qui vit et se monte dessus avec une harmonie sauvage.
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Je revois tout. Le théâtre du Vieux-Colombier est plein à craquer. Cric crac. Deux jours se superposent : celui de la représentation à laquelle j’assiste et celui de la conférence d’Artaud quarante-sept ans plus tôt. Ça commence. Artaud entre. On l’applaudit. André Breton et les surréalistes sont là. Ils sont tous venus écouter leur ami qui a traversé le fleuve de la démence. Cric crac. Les mots se plantent dans la chair d’Artaud et le font sursauter. Que peut-il rapporter de Rodez, si ce n’est son âme mordue par les électrochocs et la folie ? Il ne le sait pas encore mais il n’a plus que cela à donner. Alors, il s’offre aux yeux et aux oreilles de tous. Artaud Mômo parle. Poussez les murs, les murmures, poussez la gêne et la fatigue. Ouste ! Le monde doit être électrique. La voix qui parle en lui ne s’arrête plus, n’obéit plus à rien d’autre qu’à son propre jaillissement. Artaud l’entend. Ça parle dans sa machine de viande et de souffle. Dans la salle, certains se lèvent, trop gênés par ce spectacle. Qu’est-ce que ça lui fait ? Il est bien trop loin pour s’en soucier. Il est avec saint Patrick et les Tarahumaras, en prise avec le peyotl et les mots qui se tordent, se bousculent et se dévorent les uns les autres.
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Artaud remonte à ma mémoire comme un vieux corbeau traînant derrière lui son aile cassée. Il revient à Paris, laissant dans son dos l’asile de Rodez et sa nuée de tics, de poux et de sursauts. Il croit qu’il va enfin pouvoir retrouver la vie. Je le vois s’approcher. Non. Ce n’est peut-être pas lui. Un autre souvenir se superpose à cette image. Cric, crac, folie. C’est un comédien et je suis dans une salle de théâtre, mais c’est le même instant car, dans les deux cas, Artaud va parler. On n’a jamais entendu pareille langue, jamais vu semblable corps secoué de tant de phrases qui courent sous la peau. Grimace. Grimace. Artaud est sorti de Rodez mais il est prisonnier lui aussi de la soixante et unième minute, assailli par les tas entassés du passé, assailli et saigné de blessures, de tourments, de flaques de laideur et de taches de démence. Les mots lui tombent de la bouche comme des dents cariées, ou montent au ciel, aigus, avec des spirales de douleur.
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Pour chaque homme dont on se souvient, il y a une foule à raconter. J’ai parlé de Villon mais il faudrait dire les vies de ceux qui l’entouraient, de ceux qu’il aimait retrouver, des filles qu’il trouvait jolies. Que sait-on de Guillemette la Tapissière, de Jehanneton la Chaperonnière ? De Catherine la Boursière, de la belle Gantière et la gente Saucissière ? Que sait-on de ces femmes dont il a prononcé le nom dans ses poèmes et que tout a enseveli par la suite ? C’est en les regardant, elles, qu’il a eu envie de vivre et d’écrire. En les désirant, elles, en les frôlant avec ivresse.
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J’essaie de respirer plus calmement, de me concentrer sur le silence de la marche. Je me laisse guider par la ville. La douce inclinaison du boulevard me pousse vers la Seine. J’arrive sur les quais, devant le pont Saint-Michel et je m’arrête, saisi par la beauté de Paris. Les eaux coulent avec douceur. Les lumières des façades se reflètent dans les nœuds de l’eau. Les ponts en enfilade semblent n’avoir été construits que pour le plaisir des yeux. Il y a ici un équilibre parfait entre l’architecture des hommes et le dessin du fleuve et tout scintille de ce mariage harmonieux. Je voudrais m’arrêter, m’accouder et laisser les eaux couler mais je n’ai pas le temps. Je sens que je n’en ai pas fini avec l’ombre du parvis.
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Rimbaud boit plus que les autres. Il énerve certains de ses camarades qui ne supportent pas ses écarts lorsqu’il est soûl, mais ils ne comprennent pas que Rimbaud boit parce que Paris lui rentre dans la peau. Dérèglement. Fièvre. Paris lui instille un poison merveilleux qu’il ne connaissait pas et il ne peut faire autrement que de sentir l’excitation monter. Pour lui, les dîners des Vilains Bonshommes ne sont pas des réunions littéraires mais la vie nouvelle, sans frein, et c’est trop. Il ne sait pas se ménager et garder ses distances. Paris le renverse. Alors il boit, dit des inepties, est désagréable. Mais c’est parce qu’il est nu, brûlant de fièvre, de vie, de mots, de visions étranges qu’il touche des lèvres. Je l’entends, là, à l’entresol de cet hôtel serré entre la rue Racine et celle de l’École-de-Médecine. Il ne perçoit plus le brouhaha du boulevard Saint-Michel parce qu’il l’a fait sien. C’est en lui, désormais, que les passants marchent d’un pas pressé. En lui, les cris de marchands d’eau, en lui, la mélancolie des prostituées et la solitude des ivrognes. Tout est entré et danse dans son petit corps de jeune homme. Maudite ville qui n’a pas su dire oui. Tu aurais pu être son royaume. Tu as aimé Hugo mais dédaigné ce jeune homme aux lèvres fines. À peine le premier pied posé sur ton pavé, tu as senti que tu n’en voudrais pas. Je le vois, descendant du train, gare du Nord. Il a seize ans et des yeux de voleur. Il a fugué, a chapardé des journées entières de temps libre, s’en est bourré les poches et a filé… Il veut Paris mais il n’a pas de ticket. Cela peut paraître dérisoire mais c’est ce qui va le faire tomber. Le monde a toujours eu peur des garçons de seize ans qui voyagent les mains dans les poches dans le fond des wagons, les yeux tournés vers des lumières nouvelles. Le monde n’en veut pas, de l’appétit de Rimbaud. Surtout pas en ces temps incertains où la guerre menace, où Paris va bientôt être assiégée par les Prussiens. Ticket ?… Il n’a rien à montrer. Ticket ? Cela pourrait en rester là, mais le contrôleur n’a pas envie d’être conciliant. Il n’aime pas les chiens errants. Ticket ? Et peut-être que Rimbaud dit un mot plus haut que l’autre, ou juste le toise avec un peu trop d’assurance… Peut-être, au contraire, baisse-t-il d’emblée la tête comme un enfant pris en faute, avouant de tout son corps ce que sa bouche ne dit pas, et cela aiguise dans l’homme à la moustache Second Empire l’envie d’aller jusqu’au bout de cette affaire. Au trou, la mauvaise herbe ! On embarque le jeune homme. Il ne verra pas Paris. La ville a dit non. Au trou ! Tout cela pour un ticket, pauvre ticket… Paris a dit non. Paris refuse de s’ouvrir et Rimbaud, pour ce premier séjour, ne connaîtra que la prison Mazas. Des jours à attendre qu’on vienne le chercher et qu’on le sermonne sur les fugues qu’on ne fait pas, sur l’inquiétude d’une mère, sur la laideur de contrevenir à la loi. Il ne répond rien. Que pourrait-il dire ? Qu’il attend son heure ? Qu’à la première occasion, il reviendra ?

Oui, il revient, le jeune homme aux yeux voilés. Un an plus tard. Je le vois. Dès que le siège de Paris est levé, il tente à nouveau sa chance. Poussez ! Poussez ! La fièvre des rues l’aimante. Il sent que ce qui vient, c’est le grand dérèglement, et il aime ça parce que c’est son projet : dérégler la langue et la vie, mettre le monde cul par-dessus tête avec des couleurs vives. Poussez ! Les barricades se préparent et les rues sentent le soufre et la colère. Mais, chaque fois, il faut partir. Ceux qui l’entourent finissent toujours par lui dire qu’il ne peut pas rester, que c’est trop risqué, que tout cela finira mal, et ils ont raison. Tout finira mal. Au milieu des zutistes, une bagarre éclate avec Étienne Carjat… Rimbaud brandit une canne-épée et blesse le photographe, celui-là même qui fit son portrait – tête d’ange pour l’éternité… Je repense à la dague de Villon, à ces heures où le sang veut couler et où les mains vont plus vite que l’esprit. Cela tourne mal. Et cette phrase finit toujours par être prononcée : “Tu ne peux pas rester.” C’est Verlaine qui s’en charge. L’insurrection est pour bientôt et il a peur. Ce n’est pas qu’il soit plus craintif que les autres, mais il sait que ce visage de seize ans énerve la ville et met le feu aux boulevards. Il sait que tout va s’embraser. Alors il le supplie et finit par obtenir que Rimbaud quitte Paris. Une semaine avant que Victor Hugo ne descende du train avec le cercueil de Charles, une semaine avant la colère de Montmartre, Rimbaud s’en va. Il sent sûrement que c’est vrai, c’est mieux ainsi, qu’il ne naîtrait rien de bon de sa présence dans ces rues en feu, mais il aimait tellement ça : les absinthes du Rat Mort à Pigalle, les soirées passées à discuter avec Verlaine sur des tables où il fallait parler plus fort que les ivrognes d’à côté sans quoi les mots restaient enfoncés dans les odeurs de tabac et de bière renversée. Il aimait tellement ça, l’insurrection parisienne, la peur du vieux monde qui sent qu’il va être balayé. Carnage de mots, fracas d’amour et de corps qui s’attirent et se détruisent. Tout brûle et Rimbaud part, comme il le fera toujours. Bientôt, il ne sera plus nécessaire de le raisonner, de le tirer par le bras, c’est lui qui le décidera. Il partira sans un regard sur tout ce qu’il quitte. Et il ne le fera pas pour qu’on vienne le chercher, ou pour nourrir l’écriture de poèmes à venir, il partira parce que la vraie vie est ailleurs, c’est écrit sur son visage depuis son adolescence et il vient de le lire dans le miroir de ses mains. L’Abyssinie l’attend, avec ses odeurs nouvelles et ce nom magique qui sera celui de son ravissement : Aden. Paris ne va garder de lui que les mots du Bateau ivre peints sur le mur de la rue Férou, plaqués sur la pierre par le vent de la jeunesse. Oui, bientôt il partira. Alors Paris pourra bien mourir, s’essouffler ou brûler dans un incendie, les zutistes pourront bien écrire ou se taire et Verlaine pleurer, lui sera loin, évanoui…
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Regarde, Paris, ce que tu n’as pas vu. Regarde ce qui vivait là, en ton ventre, à côté du tumulte de la Commune et dans l’ombre du grand Hugo. Regarde l’hôtel Belloy sur le boulevard Saint-Michel. La fièvre s’y sent encore. Des jeunes gens se sont retrouvés en ces murs, avec des airs de comploteurs, parce qu’ils voulaient sidérer le monde. Ils ne voulaient pas uniquement bousculer la société, mais renverser la vie elle-même. En ces murs, la jeunesse a régné dans l’indifférence de son époque mais peu lui importait puisqu’elle sentait qu’elle portait en elle la victoire et que les crachats, le mépris, le rappel à l’ordre des bonnes manières ne changeraient rien, c’est elle qui triompherait, parce qu’elle seule était capable de poser sur le monde des mots nouveaux.
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