Pour seul cortège

« tant que le cortège parcourt le monde, Alexandre est là et il tient encore l’Empire, par son absence mais c’est une façon de le tenir. »

Ils te déposent maintenant Alexandre, avec précaution dans ton lit. Ils t'observent avec crainte, ne sachant que faire, ni comment te soulager. Je les vois, mes compagnons d'autrefois, le visage pâle, la mine défaite. Pour la première fois, Alexandre est à terre. Ils se sentent petits et inutiles. Ils ne savent pas que c'est pour cela que je reviens ; j'ai ce qui te donnera la force de te remettre debout. J'ai ce qui te tirera de l'agonie. J'arrive. le chemin est long, mais je ne m'épargne aucune fatigue.

Il (Alexandre) les regarde, eux, le premier cercle des compagnons, ceux qui ont tout enduré, tout accompagné, ceux qui ont vécu plus vite que les autres hommes, et il sait que c'est la dernière fois qu'il les voit ensemble et que la seule chose qui les unit dorénavant, c'est leur désir de guerre.

Elel reste dos au sarcophage, c'est le seul point fixe dans ce monde, le seul point fixe qui ne vacille pas quand tout est en déroute. "Toi seule, tu restes fidèle, Dryptéis", les blessées gémissent et râlent, les chevaux aux jambes brisées essaient de se relever et s'épuisent, elle se sent comme eux, et lorsque le dernier coup est donné et que le silence tombe sur le champ de bataille, lorsque les casseroles renversées finissent de rouler et que les mains des agonisant se desserrent enfin, lorsque tout devient calme, tristement calme, poisseux de mort, elle lève les yeux, surprise de vivre encore, et tombe à genoux pour pleurer sur ces hommes qui ont mis à sac un cercueil.

La douleur est si aiguë qu’elle le tétanise pendant quelques secondes mais avant qu’il ne crie, avant qu’il n’ait même le temps d’avoir peur, elle disparait.

Elle sait qu'elle mourra bientôt mais c'est sans importance. Elle a réussi à semer l'Empire. Elle n'a jamais été aussi vivante que là, sur ce rocher. Elle est dans le coeur vif des choses où les instants passent avec lenteur et où tout est vital.

Rien ne meurt ici, les enfants ont dans les yeux la gravité des vieillards.

Les mères dans ces temps troublés ne donnent plus la vie, elles condamnent le fruit de leurs entrailles.

Alexandre et la mort vont rester face à face pour se jauger. Tout le monde quitte la salle, tête basse, sidéré de voir qu'un homme peut conserver, à l'instant de mourir, avec une telle force, le plein éclat du vivant.

"Vous êtes la dernière escorte" ajoute-t-elle enfin, "les cavaliers du dernier souffle. C'est à vous qu'il incombe de l'accompagner jusqu'à l'immensité qu'il aimait tant." Ils pourraient lui baiser les mains pour ces paroles. Elle vient de donner un sens à leur chevauchée.
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