Le petit tas de feuilles d'arbre à soie c'est totalement consumé à ses pieds nus. Il ne reste plus qu'un peu de cendre grise, encore chaude. Elle mâche lentement une des dernière feuille qu'il lui reste en contemplant le village.
Elle est une d'entre elles, rien de plus. Elle aime se fondre ainsi dans cette foule. Elle marche et c'est comme si elle disparaissait. Elle va suivre le cortège jusqu'au bout, jusqu'à la mer Egée. Les cailloux peuvent bien lui faire saigner ses pieds nus, ses orteils, le soleil peut bien lui frapper la tête, rien ne viendra à bout de son endurance.
Elle sait qu'elle va devoir lutter contre ses propres bras qui voudront étreindre son enfant, contre sa propre bouche qui voudra l'embrasser, contre sa langue qui voudra tout dire. Il faudra se dominer et elle ne sait pas si elle sera assez forte pour cela. Le regarder, et partir : quelle mère pourrait faire cela ?
« Il sent, là, à l’instant où la douleur le brûle, que tout l’Empire va bruire d’une inquiétude et que personne n’est de taille à tenir l’immensité du royaume qu’il a forgé. » (p. 28)
Il est une chose qui reste solide, aussi solide que la puissance des montagnes, c’est le chant des femmes endeuillées.
A qui appartiens-tu ? A mes compagnons lancés au galop dans la plaine et à l’éternité qui s’ouvre devant moi. »
La route sera longue. Ce chemin qu'Alexandre fit avec fièvre, à la tête d'une horde de jeunes gens ébouriffés, le cortège le fait avec tristesse, d'un pas lourd. C'est une ville entière qui avance.
Elle repense à cet homme trop grand pour la vie, qui a fait fuir son père, qui a fait s'effondrer son empire mais qu'elle regarde avec émotion et elle lui dit adieu.
Ils sont trois, à nouveau, comme si l'Empire n'avait pas craqué. Les dieux les embrassent du regard. Rien ne peut les toucher. Ils sont trois et le Nil les protège du brouhaha du monde, coule sur leurs plaies et leur offre ses heures chaudes et sa force.
A qui appartiens-tu, Alexandre ? A vous, mes compagnons, qui me ressemblez, à vous mes rêves lointains que je n'ai pas réalisés mais qui m'ont porté, à toi Dryptéis, qui m'as sauvé de mon cercueil, qui as jeté sur chacun d'entre nous une poignée de poudre de safran pour que nous échappions à la voracité des dieux, à toi qui es maintenant, je le sens, dans le coeur heureux du temps où les secondes sont infinies, je souffle sur le Gange, oh comme il est doux d'être si loin, je dis vos noms, Héphaistion, Dryptéis, je dis vos noms Tarkilias, Chandragupta, vous avez fait de moi l'homme qui ne sait pas mourir, l'urne est cassée et le vent souffle. Je suis là, à jamais, j'enveloppe tout du regard, écoute, Dryptéis, les mondes inconnus, les fleuves interminables, les combats de demain, écoute...