Je dois pourtant dire l'extérieur de cette vie, rassembler les traits qui la composent, recueillir les mots prononcés ou écrits par Corot, et par ceux qui l'ont connu, qui l'ont admiré, qui l'ont discuté: Théophile Silvestre, Dumenil, Moreau-Nelaton, Théophile Gautier, Charles Baudelaire. Cela aussi a son intérêt, aide à comprendre l'oeuvre, à suivre sa formation, ses péripéties, sa gradation.
Ainsi, et beaucoup mieux sans doute, parlent les toiles de Corot à ceux qui les regardent et les écoutent. Chacune raconte une heure de sa vie, l'instant où il était charmé, ravi, ébloui par la poésie des choses, par une clairière de l'Artois, par un étang de Ville d'Avray, par le corps souple d'une femme proche de lui. Ce fut là sa vie, sa vraie vie, et même sa vie tout entière, car tout le temps qu'il ne passait pas devant son chevalet, il l'employait, qu'il fût seul ou en conversation, à songer, pour ainsi dire malgré lui, aux accords, aux harmonies entre les choses, qu'il voyait partout, qu'il avait reproduites hier, qu'il allait reproduire encore, aujourd'hui, demain, jusqu'à la fin. Un homme, un artiste comme celui-là, possédé du don de voir du don de créer à nouveau, n'est jamais complètement libre de penser à autre chose qu'à son art. Même lorsqu'il n'y pense pas, il y pense à son insu. Toujours le travail secret se trame dans ces cervelles hantées.
Ce jour-là, ce matin-là, ce soir-là, cette nuit-là, j'étais ici, devant cet étang, cette lisière de bois, cette plaine, ces champs, ces maisons, ces ombres de gens qui étaient là aussi, qui séjournaient ou qui passaient. J'étais sous ce ciel chagrin, plein des larmes de la pluie. J'ai vu errer, sur ce visage gris et triste de la nature, le divin sourire de la lumière. J'ai vu tomber une averse infiniment douce à travers laquelle scintillait la dorure du soleil, et le bruit de ces gouttes d'eau tombant sur les feuilles était pour moi une musique délicieuse. C'était tout le printemps avec son éveil, son parfum, sa couleur, son bruit.
Le récit de la vie de Corot est épars dans le monde. Il est aux musées publics, aux galeries des collectionneurs, dans quelque salon ou quelque chambre où est accroché un cadre. Il est en France, en Europe, en Amérique. Ce récit, c'est son oeuvre. Ce sont les toiles mouillées, frissonnantes, lumineuses, où il y a de l'eau, de l'herbe, des arbres, des nuages, de la clarté qui se lève ou qui se couche à l'horizon, un pressentiment ou un adieu du soleil, une douceur de lune et d'étoiles, un reflet argenté qui persiste dans le silence et dans la nuit.
J'ai sous les yeux un des derniers portraits de Corot, une photographie. Les traits sont nettement marqués. Le front, haut et découvert, couronné par une chevelure en broussaille, est sillonné de rides. Le regard est clair, vif, direct, sous les paupières alourdies. Le nez, court et charnu, se rattache aux joues par deux plis fortement accentués. La bouche sourit, la lèvre inférieure est épaisse. L'ensemble est bon, intelligent, malicieux. Rien ne décèle une vie de luttes, des alternatives d'espérance et de découragement.
"L'enfermé" de Gustave Geffroy.