Le 15 mai 1796, Bonaparte entre vainqueur à Milan. L’armée envahit tout, veut manger et dormir à l’abri. Où loger tant d’hommes fatigués ? Le général avait bien prescrit de respecter les monuments publics, de ne pas y mettre de soldats. On caserne malgré cela des dragons au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces. Dans le réfectoire, on installe l’écurie, les hommes pansent leurs chevaux. Leur travail terminé, la nourriture donnée aux bêtes, le repos gagné, ils avisent soudain à la muraille une grande peinture qui se détache du fond sombre des boiseries. C’est une assemblée de gens à table, causant et gesticulant. Au centre, une calme figure du Christ entouré de ses apôtres. L’un des dragons, peut-être ivre, peut-être simplement brutal et malfaisant, ramasse une pierre et prend cette tête du Christ comme cible. Ses compagnons l’imitent, les projectiles volent, la muraille et la peinture sont éraflées, criblées. Les officiers accourent au bruit, morigènent leurs hommes, les punissent. Le général, prévenu, fait évacuer par sa soldatesque le couvent de Sainte-Marie-des-Grâces.
Trop tard. La fresque que les dragons de Bonaparte ont blessée à jamais et qu'ils allaient détruire, c’est la Cène de Léonard de Vinci, une des œuvres d’art les mieux venues, les plus harmonieuses, les plus parfaites que nous ait léguées le génie humain.
Les primitifs, dans le langage courant, ce sont les artistes chercheurs, obstinés, naïvement naturistes, qui ont précédé, préparé le mouvement de la Renaissance, ou plutôt qui l’ont commencé : en Italie, dès la seconde moitié du XIIe siècle; au siècle suivant, dans les Flandres, en Allemagne et en France. Il y a aussi les primitifs de l’Egypte et de la Grèce.
"L'enfermé" de Gustave Geffroy.