Si on m'donnait un poulet rôti, dit cet homme, ça n' s'rait sûrement pas lui qui m'boufferait.
Lorsqu'on a faim, on se sert sa ceinture d'un cran, on écrit des lettres, on rêve. Lorsqu'on a froid, on allume une flambée, on bat la semelle, on souffle sur ses doigts. Mais lorsque le coeur s'engloutit peu à peu en des marécages de tristesse, lorsque la souffrance ne vient pas des choses mais lorsqu'elle est nous-même tout entier, quel recours? A quoi se cramponner pour échapper ? On voit lorsque l'hiver commence des fins de jours si lugubres !
On dit que nous faisons la guerre : et c'est vrai que nous l'avons faite. Cela n'a pas duré longtemps. Presque tout de suite, c'est elle qui nous a pris, et conduits nous ne savons vers où.
Et dire que je les ménage trop ! Dire qu'on m'a reproché d'avoir une tendance regrettable à laisser les galeries " s'engorger ", à ne maintenir en ligne que des effectifs trop réduits ! Un guetteur par créneau, ce n'est donc pas assez ? Il y a dix mètres de boyau très large, où deux hommes peuvent passer de front : en quelques instants, même la nuit, ils seraient tous à leur place de combat.
Au fond de la tranchée s'étalent des mares bourbeuses où mes poilus vont pataugeant, lamentables et résignés. Braves types ! ils ont de pauvres visages, pâles de froid. Ils fourrent leur tête dans leurs épaules, comme font les moineaux dans leurs plumes. Et quand je passe, ils m'accueillent tous du même bonjour familier qu'une plaisanterie, souvent, accompagne. ils disent :
" Y'a d'laviande boche qui mouille. Ca m'plaît.
_Chouette ! Mes poux s'enrhument ; ils vont clamser. "
Ceux de 14 ne couvre que la période de 1914 à Avril 1915, et c'est un livre imposant que pour ma part j’ai mis quelque temps à lire.
La forme d’abord: il ne s’agit pas d’un roman, mais bien d’un journal, le quotidien des tranchées et des combats. Des faits linéaires, chronologiques. Le rythme est donc par définition lent et assez monotone.
Mais cette lenteur qu’il faut d’abord apprivoiser permet en fait de mieux s’imprégner d’une atmosphère de terreur, de visualiser les scènes de guerre et de désolation.
Les descriptions dès lors prennent toute leur force et signification.
La pudeur des poilus, leur digne résignation dans l’enfer des tranchées et la boucherie des champs de bataille sont remarquablement dépeintes.
C’est sans aucun doute le récit sur la Grande Guerre qui m’a le plus marqué avec "La Peur" de Gabriel Chevallier. Il est profondément humain.
Des morts déjà, des soubressauts de chairs aux vêtements arrachés, des étoiles de sang rouge élargies sur des capotes terreuses...
p164. Cette nuit dans les bois était la même pour tous les hommes : les Boches, autant que nous, avaient peur.
Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos.
"Il saignait beaucoup mon lieutenant ; je l'ai aidé à marcher un peu ; je voulais le panser. Et puis on a donner l'ordre de se reformer en arrière, parce que les Boches avançaient trop nombreux. Je l'ai pris sous les bras, je le portais presque. Il y avait beaucoup de balles. Et voilà que tout d'un coup, c'est comme s'il s'était jeté en avant, ou comme s'il avait butté contre une souche. Il n'avait rien dit, mais il y en avait une qui venait de le traverser. Alors il m'a pesé de tout son poids ; et, en tournant la tête vers lui, je l'ai vu tout blanc, avec de grands yeux. il me reconnaissait, voyez-vous, et il m'a dit : "Jean, mon petit Jean, laisse moi, et va-t' en. Était-ce possible, cette chose là ? Je l'ai pris sur mon dos, tout lourd qu'il était. Je n'avançais pas vite, et pourtant je lui faisais mal. Il s'abandonnait, il criait à chaque pas que je faisais, et il me répétait toujours , "Va-t'en, Jean ; laisse-moi Jean" Et j'allais, moi, j'allais quand même, voyant les dernières capotes bleues disparaitre là-haut, pendant que les Boches approchaient derrière-nous à les entendre remuer les feuilles. A un moment j'ai senti la fatigue, je suis tombé sur les genoux ; et lui, il à glissé par terre, à coté de moi. Et il m'a dit une dernière fois : " laisse moi. il ne faut pas te faire tuer à cause de moi, Jean … qu'il en reste un, au moins." Alors, n'est-ce pas, je me suis penché sur lui, je lui est pris la tête, et je l'ai embrassé dans les balles, lorsque les Boches nous avaient vus et qu'ils tiraient ; Et puis… Je lui ai dit adieux… Et puis… je suis parti… Et … Et je l'ai laissé là, lui… à mourir par terre… au milieux de ces sauvages…"