Marie G. perçoit tout à cette heure qui n'est ni la nuit, ni le jour. Tout, la pousse des racines de l'arbre étique planté dans la cour, les cliquetis de clés aux ceintures des nonnes, les gardiens auront beau se déchausser, marcher pieds nus dans les couloirs au matin de l'exécution, elle percevra, elle en est sûre, le frottement des chaussettes sur la dalle nue, les souffles épaissis par le mauvais sommeil, le rhum, l'odeur du tabac noir, le froissement de leurs vêtements à chaque pas, et bien avant, depuis le milieu de la nuit, l'emboîtement sourd des pièces de la guillotine, la notation des vis dans les perforations du bois, des boulons fixés au couteau, le son de la corde à travers la poulie graissée, chaque glissement de galet dans les rainures des montants jumeaux alors qu'on hisse la lame jusqu'au chapiteau, et maintenant elle compte les silences ; pas de vis ; de boulons ; de galets ; de clés ; de chaussettes sur le sol froid. Le silence goutte.
Henri D. tient le cou d'Abel Mollet bien dégagé, droit dans la lunette, cadrage qui doit permettre une section nette, propre, n'entamant ni le front, ni le menton. Chez les exécuteurs, on appelle ça le poste de photographe. Au dernier moment, le condamné rentre la tête dans les épaules ; le rhum n'y fait rien, ni la religion, ni l'infinie lassitude du corps sans sommeil depuis des nuits, ce n'est même plus le cerveau qui commande c'est la chair, le muscle, qui se refuse à la fin, à cette chose atroce, une lame de sept kilos, d'un centimètre d'épaisseur, qui vous saigne comme un bœuf.
Lucie n'est pas le prénom de l'absent. Il y en a tant, des absents, sous chaque prénom de la famille, tant de morts sous les vivants : quatre Sabine, quatre Marthe et trois Hortense, mères, filles et sœurs mortes les unes avant les autres, comme cette jolie petite cousine aux cheveux roux emportée par une leucémie, remplacée l'année suivante par un bébé homonyme, une autre Hortense L., elle-même décédée peu après la naissance, donnant son nom à une troisième fille, fantôme chétif et triste qui tua sa mère en couches. On compte trois Jean et cinq Léon, il suffit de suivre les branches de l'arbre généalogique. Lucie n'est pas le nom d'un mort, nulle part dédoublée en lettres noires, bouclées, sur le papier jaune pâle . Lucie n'est pas l'absente, elle est l'unique, la vivante, elle est "lux", la lumière qui ne s'éteint jamais.
Qu'un homme la prenne, me prenne, entière, la peau, le dedans le dehors, les nerfs, le sang les cavités les creux les bosses, les trous noirs, la lumière dans le ventre les pupilles, tout ça serré dans une étreinte totale, qu'on la tienne fort sans que rien ne dépasse qu'on l'embrasse qu'on la presse qu'on la lèche, qu'on la suce et qu'elle jouisse à pleurer, qu'on l'épluche, patiemment, couche après couche, qu'on la délivre des j'ai peur, des je ne peux pas, il ne faut pas, je ne sais pas, des peut-être, du bien, du mal, des bonnes intentions, des craintes de mal faire, de la morale bourgeoise, qu'on lui plaque une main sur la bouche et qu'on noue ses poignets, tais-toi, qu'on la force à jeter une à une toutes les chairs artificielles superposées depuis l'enfance et dans lesquelles elle s'est perdue, où je me perds, invisible, inconnue à moi-même, qu'un homme arrache toutes les peaux mortes et qu'il la trouve recroquevillée dessous, lave brûlante, me trouve, au lieu de ça elle a fait toute sa vie l'amour vêtue comme en hiver, étouffant, elle a vécu comme ça, ensevelie vivante et pourtant persuadée d'être heureuse et en donnant l'image, elle n'a pas fait l'amour elle a fait la morte, sans savoir. Au lieu de l'homme qui aurait pris creusé son corps, l'aurait trouvée à l'intérieur et dont elle aurait dit j'ai envie de toi les muscles tendus comme un arc pensant j'ai envie de moi, un autre homme, raisonnable, a déposé son sperme en elle, s'est déposé lui-même, avec amour sûrement, et puis parce que c'était ainsi, un mariage un enfant, prends donc ce vêtement supplémentaire pour te tenir chaud, son sperme, avec tendresse, ce n'est pas elle, ma mère, qu'il a trouvée au bout de son sexe, ce n'est pas cette matière sanguine et palpitante qui ne ressemble à aucune autre, c'est lui, c'est moi. Moi l'enfant qui a poussé et qu'elle a pris pour elle, toi l'enfant qui tombe avec la sonde, qui s'en va. Je dors encore tout habillée, j'attends l'homme qui me mettra nue, qui me mettra moi, dans je t'aime il y a "je", sans "je" rien n'est possible, mon père mon mari sont des hommes admirables, ils ont lu Kant et Smith, admirent Monet et Renoir et tout le Louvre, ils sont allés à Rome et à Athènes, ils discourent sur le cinéma, fabriquent des machines, savent cuisiner le poulet basquaise et réparer un moteur de voiture, ils goûtent le vin, parlent trois langues, font des dons aux œuvres de charité, vont à l'opéra, ils ont des opinions politiques, ce sont des hommes bons qui épongent nos visages quand nous sommes malades, serrent nos mains dans la douleur, baisent nos fronts au coucher par-dessus toutes les strates accumulées depuis le début de la vie, et aucun n'a su nous en extirper, nous faire jouir, vraiment, nous dépouiller de tout ce que le monde extérieur a jeté sur nos épaules, nous sommes lourdes et rongées de mousses, de coquilles, de lichens, nous mettre à vif, ils ont tout fait, tout su sauf ça, ils ont donné leur sperme, je l'ai rejeté, ma mère l'a pris, elle m'a eue à la place d'elle, voilà, et moi j'espère encore l'homme qui m'attendra, aura cette patience, cette impatience et m'atteindra, par qui je deviendrai vivante une fois pour toutes, qui aimera le goût de mon sel, le goût de mon sexe dans sa bouche par-dessus tout le reste, et moi pareil et définitivement parce que ça ne peut pas être autrement, s'il me trouve je le trouve je le garde, peut-être il sera incapable d'autre chose, d'éplucher les champignons, d'allumer le gaz, de changer un fusible, de remarquer ma nouvelle robe, de discourir sur le naturalisme, de danser la valse, de distinguer le bœuf de la carpe sur sa langue, d'assortir sa chemise à son pantalon, parfois j'en souffrirai parce que je n'y suis pas habituée, je lui apprendrai, ou pas, ça n'a pas d'importance; j'espère cet homme, à en crever, qui ne pourra se passer de ce qu'il aura vu, touché, délivré: moi, ma jouissance, moi vraie, sans défenses, moi dans le désir, dans l'abandon, moi dans la faim, et belle, vraiment je serai belle, ressuscitée, il me dira je t'aime et je pourrai lui répondre, yeux grands ouverts, et sans mentir d'aucune parcelle de mon corps parce que, enfin, j'existerai. Pendant ce temps mon mari a faim, il a froid, là-bas, en Allemagne, peut-être est-il malade, je lui manque sans doute, au moins l'idée d'une femme, consolatrice, j'ai peur pour lui, souvent, et je perds tout mon sang. Je le perds, lui. Lui que j'ai aimé à cause de son amour. Lui que je n'ai pas choisi, je n'ai jamais choisi personne, personne sinon ceux qui m'ont aimée, m'ont enrobée prise en otage dans leur amour, je les ai aimés en retour mais je n'ai choisi que celui que j'attends, il n'a pas même idée de mon existence et c'est lui que je veux. Lui seul. L'homme que j'attends existe, il le faut ou je meurs, j'ai bien une chose à moi, une voix, mais elle ne me tiendra pas toute la vie. Je veux jouir ensemble. Jouir. Jouir. Vivre. Aimer. À en pleurer.
Est-ce que j'ai eu tort, qui a eu tort de ma mère ou de moi, de mon père, de mon mari, qui n'a pas vu n'a pas su qui j'étais avant que je n'en vienne à ça, risquer ma mort pour survivre, qui n'a pas eu les yeux pour voir, pour me voir, pour ne pas se mirer en moi, qui aurait pu balayer son reflet et me chercher en dessous, me trouver, est-ce que j'ai aimé qu'on me dessine, était-ce plus facile, ai-je voulu ce rapt de moi-même, ai-je le droit d'être en colère, triste, contre qui, contre quoi? Est-ce ma faute? Suis-je victime, bourreau, les deux à la fois, quelle est ma part de consentement, de libre arbitre, où est "je", où est-ce qu'il commence, quand aurait-il dû naître et s'ancrer et dire non refuser repousser tout ce qui n'est pas lui? Quand devais-je être quelqu'un et qui pouvait m'aider, ai-je été faible ou juste pas avertie, le temps est-il rattrapable, est-ce que je peux espérer l'homme qui me tiendra au bout de son sexe, dois-je sangloter sur un fantasme, existe-t-il des réponses à mes questions, en moi, hors de moi, faut-il cesser de penser, de sentir, ou bien cette torture en vaut la peine parce qu'à la fin, peut-être, il y a une promesse de bonheur, une sorte de plénitude où coexistent mon corps ma voix ma tête dans une seule enveloppe palpitante, et tout bat en même temps? Ai-je raison de vouloir? D'espérer?
J'obéis, je n'accuse pas, je ne plaide pas, je ne juge pas, je ne pense pas, il y a des gens dont c'est le métier, séparer le Bien du Mal, moi, j'applique leurs décisions, parricide, infanticide, espion, tueur à gages, résistants, communistes, otages, je m'en fous, ils avancent, ils basculent, clac.
Si on se colle très doucement au dos de Lucie L. juste tombée dans le sommeil, si on sent la brûlure de son corps en fièvre, les frissons minuscules qui la parcourent, qu'on respire là, dans le creux de son cou, l'odeur de jasmin et de menthe et celle, plus aigre, de sa transpiration ; si on approche sa peau, qu'on passe le doigt, sans les toucher, sur les grains de beauté, comme les enfants relient entre eux des points sur une page d'illustré pour faire apparaître une silhouette, chat, princesse, étoile de mer, sans rien tracer de plus que des arabesques virtuelles, incomparables à celles d'une autre peau ; si on aperçoit les taches de sang noir sur sa chemise de nuit, sur le bord du drap, et aussi ce soleil tranquille, qui palpite sur sa tempe en auréoles floues ; si on regarde autour de soi à partir de ce point du lit où Lucie L. est allongée, où elle dort miraculeusement, qu'on devine les vêtements jetés par terre,la ligne de lumière à l'endroit où les rideaux se séparent, le pupitre vide au fond de la chambre, les partitions en tas sur une commode, piles hautes, vacillantes, que le miroir fend en leur milieu,cette pièce fermée sur ce corps qu'à cet instant la terre entière ignore, on sait que Lucie L. est seule avec sa douleur, elle a mal dans sa chair et dans ces mots, sa chair, c'est le premier, sa, qui compte le plus. Qui peut prendre sa douleur ? Qui peut la lui voler ? Qui peut prendre sa chair ?