Peut-être était-ce parce que Charlie n’était pas un homme au physique imposant; peut-être avait-il besoin de cette armure que procure la terre. Ou bien il manquait depuis trop longtemps d’un endroit ou vivre, auquel il se sente appartenir. Et puis, elle était belle, la terre de cette vallée de Virginie, et Charlie avait faim de beau.
Mais elle passait des effusions les plus fébriles à la distance la plus glaçante, ne dévoilant rien. Et pour lui, ses sombres éloignements étaient aussi brûlants que ses brusques élans de feu, inexplicables et lumineux.
Lorsqu'on a le cœur brisé sans blessure visible, sans aucun signe de maladie, que reste-t-il à faire, sinon continuer à avancer, à agir comme les autres l'attendent de nous, à faire ce qui doit être fait ? Nul besoin de préciser que c'est douloureux.
Il n'était pas d'une nature profonde. Boaty était pareil à une grosse boule de pâte à pain qu'on n’aurait jamais fait cuire, pesante et sans aucune valeur nutritive. Il était aussi flaque et inerte que de la pâte crue.
Dans la conversation, avec la faim qui montait, personne ne vit Sam escalader la branche, au-dessus de la rivière, mais tous sursautèrent au craquement net du bois de saule qui cédait, du bois sec en cette fin d'été. Et même s'il ne le virent pas tomber, ils entendirent la chute du petit dans l'eau, et le choc mat de la branche cassée percutant sa tête, et ils virent le plumet de sang tandis qu'il sombrait. La vitesse à laquelle se produisent les tragédies. Il suffit d'une seconde. On regarde ailleurs et, soudain, on distingue quelque chose du coin de l’œil, quelque chose d'affreux. Le chien et la voiture. La lame et le doigt. En une seconde. En un clin d’œil.
Les détails ont finalement plus de réalité que certains événements importants.
Devant l'insupportable , le fait est qu'on survit.L' air entre de lui-même dans nos poumons.Rien ne s'arrête .Jamais. (p.304)
Brownsburg, en Virginie, en 1948. Une ville comme il en existait immédiatement après la guerre, quand la terrible avidité américaine n'avait pas encore frappé, quand la plupart des gens vivaient une vie simple, sans aspirer à plus qu'ils ne pouvaient avoir. Une ville avec son épicerie générale, dont les poignées de porte en fer étaient en forme de pain de mie Merita - à l'intérieur, on vendait des quartiers de bacon et des miches de pain tranchées fin, des légumes en conserve, de la farine et des chemises en flanelle, et aussi du matériel de jardinage, des magazines de cinéma pour les rêveurs et, pour les enfants, des sucres d'orge à un penny dans des bocaux en verre alignés sur le comptoir. Les Coca et les sodas Nehi aux couleurs acidulées patientaient dans une boite en fer remplie d'eau et de glaçons - on les attrapait en les faisant glisser dans l'eau frigorifiée jusqu'à la fente métallique. ma mère appelait ça une coco - il lui arrivait de dire à mon père : "Et si on allait à l'épicerie se chercher une coco ?" Elle enseignait le latin à des garçons et des filles indisciplinés et rétifs, et elle avait la nostalgie du passé. Elle aimait bien plus la vie telle qu'elle était avant la guerre. Elle voyait tout avec ses yeux de cette époque, résistant au changement qui avait balayé ces souvenirs en l'espace d'un battement de coeur.
Il fut terrassé, tomba à genoux en pleurant comme un enfant. Devant l'insupportable, le fait est qu'on survit. L'air entre de lui-même dans nos poumons. Rien ne s'arrête. Jamais.
Il l'aimait à s'en faire éclater les os. L'aimer, c'était comme se retrouver dans un lit d'orties dont seul le contact de sa peau à elle pourrait apaiser les piqûres, tandis que pour elle, il était le bain chaud qu'elle prenait pour dissiper la cascade glacée de l'indifférence de son mari.