Et parce que j’avais souffert, je me sentais juif jusqu’au plus profond de moi. Fier et heureux d’être juif car nous étions restés vivants et debout malgré la rage des bourreaux et l’indifférence du monde.
Je m’installais dans un bâtiment officiel, je recevais les partisans, les réfugiés, les quelques Juifs survivants : j’apprenais l’horreur nouvelle, les pendus, les torturés. J’essayais de trouver les coupables. Je comprenais que la vengeance peut être folie.
Je voulais dire, dire, mais les phrases ne réussissaient pas à se former, j’avais tant de choses au fond de moi, des tourments, des questions, tant d’horreurs et de peurs jamais confiées, que je n’avais jamais osé penser jusqu’au bout parce que je craignais qu’elles ne m’entraînent. Je voulais les dire, crier qu’il était injuste que ce châle, cette armoire, ces livres soient encore là où ma mère, mes frères n’étaient plus, que la vie n’avait aucun sens, que le monde ne méritait même pas d’être puisque les choses mortes survivaient et que partaient ceux qu’on aimait. Nous étions là, nous tenant par l’épaule, n’osant pas parler, avec ces jours de Treblinka que je voulais dire, ces questions.
- Père, père.
- Va Martin, va. Il faut oser pleurer.
Parfois j’ai honte de manger à ma faim, honte de vendre, honte de regarder ces enfants squelettiques qui s’agrippent aux passants, ces mendiants qui vont mourir, cette femme au visage fardé qui essaie de sourire en tendant la main. Honte de ne pas pouvoir empêcher cela. Parfois je voudrais être, moi aussi, couché sur le trottoir crevant de faim et de froid.
J’avais peur pour la première fois depuis la guerre : j’avais rencontré la haine qui tue sans raison.
Ils veulent notre mort. Parfois j'ai honte de manger à ma faim, honte de vendre, honte de regarder ces enfants squelettiques qui s'agrippent aux passants, ces mendiants qui vont mourir, cette femme au visage fardé qui essaie de sourire en tendant la main. Honte de ne pouvoir empêcher cela. Parfois je voudrais être moi aussi couché sur le trottoir crevant de faim et de froid.
Il fallait que je sache, que je prenne ce monde sauvage dans mes yeux, dans ma tête, pour dire un jour tout ce que j'avais vu, tout ce que nous avions souffert. Mais le prix à payer pourrait être élevé.
Il faut toujours saisir la première chance.
Elle bat si fort ma tête, elle me fait si mal. Je me mords les joues, les lèvres, pour ne pas crier, je voudrais me déchirer, ouvrir ma poitrine avec mes mains, je voudrais hurler : "Je suis vivant !", hurler, et j'entends mon cri dans les caves de la Gestapo, Allée Szucha, à Varsovie, ces cris d'horreur que j'ai poussés aussi.
C'est vrai, je suis devenu égoïste, c'est vrai je peux voir un mourant et passer près de lui sans m'arrêter. Parce que j'ai compris que pour le venger il me faut vivre, à tout prix. Et pour vivre, il faut que j'apprenne à ne pas m'arrêter, que je sache le regarder mourir.
Mon égoïsme c'est ce qu'ils m'ont laissé comme arme, je m'en suis saisi, contre eux. Au nom de tous les miens.