Citations sur Au nom de tous les miens (121)
Je tenais : merci me camarades pendus, merci Moishe et toi, inconnu qui poussait la manivelle du puits, merci Abramle pour ces pommes de terre chaudes qui aujourd'hui étaient la force de mes poignets et de mes doigts. Merci mon peuple. Merci, corps de la fosse, enfants étranglés par mes mains pour vous éviter de mourir étouffés sous les cadavres mouillés, merci de me donner cette confiance, ce camion qui roule, roule. Je tremble sous toi, machine, mais je m'accroche à toi et rien ne me fera lâcher. Va martin, va Miétek.
J’étais las : toujours debout Miétek, mais comme un arbre rongé, l’écorce est belle et l’arbre est vide.
- Nous les avons vengés, Miétek.
J’ai secoué la tête. Nous ne serions jamais vengés. La mort des bourreaux ne donnait pas la vie, la vengeance était toujours amère.
Les bourreaux n’étaient pas seulement des barbares, ils savaient tromper, agir avec méthode, nous diviser. Les vaincre serait long et seuls quelques-uns d’entre eux survivrions. Il fallait être de ceux-là, à tout prix.
Je ne pouvais vivre que libre, sans entraves autres que celles que j'avais choisies d'accepter.
Ne jamais subir, Miétek.
Il fallait vivre. Je me suis assis, j'étais mort de fatigue, la sueur avait collé mes cheveux, je n'avais même plus faim, mais j'étais en paix, c'est une grande joie de nourrir les siens.
Nous étions promis à la mort, tel était le destin qu'ils avaient tracé pour nous, j'en étais sûr maintenant. Ils me prenaient Zofia, cet esprit libre dans mon enfer ; ils m'arrachaient ces rires, cette douceur, tout ce qu'elle m'avait découvert : une vraie vie où les hommes ne seraient plus des loups. Je suis restée jusqu'au matin, tendu, incapable même de me souvenir des heures que nous avions passés ensemble.
- Je t’ai fait une surprise, a-t-elle dit.
Dans une pièce claire elle avait aménagé un bureau.
- Pour toi, pour que tu écrives ce que tu as vu, pour eux, pour nous.
Je l’ai serrée contre moi, c’était une douce amie, une camarade mais elle ne pouvait pas combler ce gouffre de malheur qui s’ouvrait si souvent en moi. J’ai dormi un peu, près d’elle, puis à nouveau j’ai retrouvé les choses inertes dont je remplissais ma vie.
Je n’ai pas pu dormir : maintenant, j’étais riche, citoyen américain, importateur, fabricant, j’ouvrais une succursale au Canada, une autre à la Havane. J’étais propriétaire d’immeubles, je plaçais mon argent en bourse. J’allais de capitale en capitale, mes banlieues s’appelaient Paris et Berlin. Et je n’avais rien de ce pourquoi j’avais construit tout cela : j’étais seul. Mama pouvait mourir chaque. J’étais seul entouré d’objets inertes, ces dollars, ces caisses, ces biens. Et je ne m’imaginais plus que cela pût changer. Je passais de femme en femme, de lit en lit ; aucune ne réussissait à faire taire en moi les voix, les noms, les visages, les lieux qui me hantaient.