Ce qui est étrange c'est que
Manfred Gregor (°1929) s'est contenté de 3 succès littéraires. Pourquoi pas un 4ème, 5ème etc ? Car du succès, il a eu !
À 29 ans, il publie son premier ouvrage "
Le pont". Une oeuvre autobiographique dans laquelle il relate son incorporation dans l'armée populaire ("Volkssturm"), tout à fait à la fin de la 2ème guerre mondiale, et sa défense, avec d'autres mômes, d'un pont sans importance stratégique contre... des chars américains. Comme seul survivant de cet épisode absurde, qui l'a rendu pacifiste convaincu, son témoignage a fait l'objet d'un film sobre et émouvant par le régisseur autrichien Bernhard Wicki. le livre et le film ont eu comme effet que l'armée allemande a dû compter avec un nombre- record d'objecteurs de conscience.
En 1960, suit son grand succès "Ville sans pitié". Une gamine d'à peine 16 ans est violée par 4 soldats ivres de l'armée américaine d'occupation. Un an après, un film en est fait par Gottfried Reinhardt avec dans les rôles principaux
Kirk Douglas, comme avocat de la défense, et Christine Kaufmann, la jeune victime. Signalons que cette actrice était à moitié française (par sa mère), qu'elle maria
Tony Curtis et est morte en mars dernier de leucémie, à l'âge de 72 ans, après avoir été qualifiée par la presse : "la plus jolie grand-mère d'Allemagne".
La même année 1961,
Manfred Gregor publia son dernier livre "
La rue" ("Die Straße"). Roman inspiré par son souci de l'augmentation inquiétante de la criminalité juvénile.
Le rideau se lève sur la découverte par la jeune Ursula, 16 ans, du corps de son père qui vient de se suicider dans leur appartement minable. Avec sa mère, Monika, volage, elle ne s'entend guère et comme amis, il n'y a que sa collègue Gina à la blanchisserie et Rudi, le fils du propriétaire ivrogne de leur demeure. Or, Rudi, qui l'aime bien et a le même âge, est actif dans le trafic et vol de voitures. Peu après, elle découvre sa mère au lit avec le marchand du coin, l'abjecte Simon Poll, et s'enfuit. En chemin, elle rencontre Michael, dont le père est parti du domicile et la mère aux boissons. Elle éprouve une grande sympathie pour ce garçon de 18 ans, qui la loge chez lui et la respecte.
Les choses se gâtent lorsque l'horrible Poll décide qu'il en a un peu marre d'abuser de Monika et qu'il lui faut de la chair fraîche en la personne de sa fille. Un coup de fil à Michael avec la menace de le dénoncer pour détournement de mineur, condamne les jeunes à une fuite éperdue, où ils comptent sur les bons offices de Rudi et de ses relations ! Évidemment rien n'est gratuit dans la vie et assurément pas dans le monde des demi-sels et de la pègre.
En guise d'introduction, l'auteur cite le célèbre refrain de la "Complainte de Mackie" ("Mack the Knife") de
Bertolt Brecht sur ceux qui sont dans le noir et ceux à la lumière. Et conforme à ce refrain, dans cette histoire noire, il y a aussi la lumière, représenté par Michael, un juge, un directeur et un aumônier de prison.
L'oeuvre de
Manfred Gregor illustre très bien comment des jeunes sans reproches, mais issus de milieux désavantagés, par un concours de circonstances hors leur portée, connaissent la déchéance. Comme dans ses autres ouvrages, l'auteur est remarquablement méticuleux dans ses descriptions. La langue et le style sont gardés simples et le patois - inévitable dans le milieu dépeint - ne gêne pas la narration.
Pourquoi avoir arrêté d'écrire à 32 ans et cela après 3 oeuvres à succès, Herr Dorfmeister (le vrai nom de
Manfred Gregor) ?
Cette question ne constitue pas un reproche, bien entendu, mais un regret ! Qu'il n'avait plus rien d'intéressant à raconter, m'étonnerait, car l'auteur a été un idéaliste doublé d'un engagé social durant toute sa vie active, comme le prouvent ses années d'efforts pour les handicapés et qui lui ont valu l'Ordre du Mérite dans son pays.