Un petit livre pour une soif immense et un feu inextinguible…
Kostia boit, c'est peu de le dire…Il bois à la
Boris Vian, pour oublier ses emmerdements, dès qu'il a des loisirs, pour être soul, pour ne plus voir sa gueule, sans y prendre plaisir, surtout pour pas se dire qu'il faudrait en finir.
Kostia boit, pour oublier les horreurs de son service militaire en Tchétchénie dont il est revenu le visage monstrueusement brûlé, il boit pour ne plus voir l'attaque de son tank à la grenade par les boeiviki, attaque après laquelle on l'a considéré comme mort d'où l'importance de la brulure, il boit pour oublier les yeux en soucoupes volantes des enfants désormais horrifiés par sa trogne.
« J'ouvre la bouche. Sur le visage de Pacha une expression d'horreur. Il éteint le feu sur moi à mains nues. Je veux fermer les yeux, mais je n'ai plus de paupières. Elles ont brûlé ».
Kostia boit pour oublier son père qui l'a laissé pour une autre femme, plus jeune et plus belle que sa mère, il boit pour oublier le nouveau compagnon de sa mère, Edouard Mikhaïlovitch, qui le dénigre, il boit pour oublier ce peintre raté Alexandre Stépanovitch, directeur d'un établissement scolaire, qui l'avait pris sous son aile, impressionné par ses talents de dessinateur, père de substitution qui lui avait enseigné deux choses : boire de la vodka sans simagrées et ouvrir ses yeux au monde pour mieux le peindre. Même lui va le laisser.
« Ce qui me plaisait chez lui, c'est qu'il ne buvait pas sa vodka comme les autres. Mon père restait toujours un long moment debout, son verre de vodka dans une main, un verre d'eau dans l'autre. Il se préparait, se mettait en condition. Puis il avançait ses lèvres en cul-de-poule, fermait les yeux à demi, et l'ingurgitait lentement. Edouard Mikhaïlovitch, lui, avait toujours des sortes de spasmes, comme si on lui avait mis une grenouille dans le cou. le directeur lui ne buvait jamais sa vodka dans les petits verres habituels. Il se la versait dans un bon gros verre et l'avalait comme si c'était effectivement de l'eau. Comme s'il avait soif, tout simplement. En homme qui a la gorge sèche ».
Mais le bidasse, sorti d'un coma éthylique par deux de ses camarades, camarades présents avec lui ce jour-là dans le tank, va se mettre avec eux à la recherche du quatrième rescapé de l'équipe qui semble avoir disparu…périple à travers la campagne russe et les villes russes, auprès de personnes multiples et variées que Kostia va inlassablement dessiner. Il ne cesse de dessiner, donc de voir, de comprendre, et remet de la vie là où il n'y en plus, là où il y en a guère…dessiner un bras pour remplacer celui qu'un miliaire a perdu, dessiner un homme mort au combat à un âge plus avancé avec des enfants imaginaires…dessiner pour redonner du sens à sa vie. le dessin comme rédemption pour retrouver
la soif de vivre.
« A l'un je dessinais une jambe, à un autre une femme. A un troisième ses amis qui avaient été tués. A un quatrième, je faisais un enfant en bonne santé. A tous ces hommes je donnais de la vigueur, à leurs femmes de la beauté, à leurs enfants de la drôlerie ? Je dessinais ce qu'ils n'avaient pas ».
Loin d'être un éloge à l'alcool et à l'alcoolisation tout azimut comme le laisse penser les premières pages, ce petit livre dense est d'une belle humanité. Un roman initiatique qui réussit le tour de force de nous faire sourire avec émotion à la toute fin. Servies par une plume nerveuse, percutante, qui sait entremêler les souvenirs et le moment présent, ces 120 pages nous plongent dans une eau qui a la couleur, l'odeur et le gout de la vodka mais qui se révèle être une eau salvatrice à la fontaine de l'amitié et de l'art, à savoir le dessin tout en jeu d'ombres et de lumières. Un tour de force qui me donne l'envie de découvrir d'autres livres d'
Andréï Guelassimov.
« Es-ce que tu as déjà vu comment tombe un rai de lumière dans une pièce sombre, par une porte entrouverte ? Au départ, il est tout étroit, et puis il s'élargit. C'est exactement la même chose pour l'être humain. D'abord il est seul, puis il se retrouve avec deux enfants, et ensuite avec quatre petits-enfants. Tu comprends ? L'homme s'élargit, comme un rayon de lumière. A l'infini. Tu as compris ? ».