Que tombe le silence

Renato est resté plus de trois heures à répondre aux questions de l’IGPN. Il a retracé les conditions de sa rencontre avec Six, puis l’historique de leur parcours commun. Les questions intrusives cherchaient à connaitre la nature exacte de leurs relations, étaient-ils de simples collègues, des partenaires ou bien des amis qui s’invitaient chez les uns et chez les autres, durant les week-ends ? Renato a bafouillé car ce n’est plus clair dans sa tête. Un ami aurait dû ressentir le malaise, prévenir les dérives et éviter les conneries. Il s’est finalement déclaré partenaire, ce qui n’est pas rien dans la police.

Les livres d'histoire ne parlent pas du lourd tribut payé par les enfants de Nouvelle -Calédonie. Comme lors de la Première Guerre mondiale, un détachement avait été envoyé de Nouméa. Leur parcours, je ne m'en souviens plus très bien : l'Afrique du Nord, l'Italie, je crois, et enfin le débarquement en Provence. Le bataillon du Pacifique était essentiellement composé de Kanaks qui, sans connaître cette terre froide, se faisaient un devoir de la défendre. Pour que les combats passés, les tranchées creusées par leurs pères en 14 n'aient pas été vains. Ils étaient surnommés ''le bataillon des guitaristes '', comme toi, ils jouaient tous de cet instrument et chantaient pour se donner du courage.

Les réserves d’oxygène s’épuisent. Ses doigts sont gourds. Il ne doit pas s’affoler. Garder la maîtrise de son corps, calmer son esprit. Il aimerait se dégager, pousser sur le côté le coffre, mais ses forces l’abandonnent.
Dans un ballet fantasmagorique, les raies mantas l’entourent et le protègent. Il ne sait plus ce qui est réalité. Il est de nouveau Baoum-Baoum, le jeune gamin prêt à tout. Il va s’en sortir, il doit s’en sortir. Il n’a peur de rien. Insouciant, il est capable du meilleur. Il va battre des records.

Il existe maintes façon de surmonter, contourner, éviter, biaiser, tricher, tout en gardant sa bonne conscience.

L’ignorance est mère de l’inquiétude.

Bien sûr les policiers râlent, surtout lorsque les politiques annoncent à ceux qui veulent les croire des augmentations d'effectifs, des enveloppes supplémentaires ou une baisse des tâches administratives. Poudre aux yeux et balivernes. L'édifice ne tient pas sur des piliers de béton, mais sur la conscience professionnelle des flics. Malgré tous les obstacles, ils font le job.

Le quotidien de ces hommes n'a plus grand-chose à voir avec le travail d'enquêteur pour lequel il a, lui, embrassé la carrière de policier. La force armée a remplacé le savoir-faire, les moyens techniques les informateurs. Il regrette le temps où il était encore possible de patrouiller en pédestre dans les quartiers comme celui-ci, de saluer les commerçants et de sermonner les gamins qui taguaient les façades. Depuis, les clans s'affrontent de manière tribale, dans des règlements de comptes sans fin ; à certains endroits, des check-points servent maintenant à contrôler les allées et venues des résidents qui doivent montrer patte blanche avant de pouvoir se terrer chez eux. Ils attendront la prochaine élection pour voter facho, espérant que la violence et la haine viendront à bout de leurs problèmes.

Qui te dit que j'ai envie qu'on me sauve ? Crois-tu que vivre alitée dans une prison obscure soit un but ?

Il remonte à la surface sans se presser. Il travaille à réduire son stress, à lutter contre sa peur maladive de l’eau depuis qu’un requin les avait attaqués, lui et Jo, l’un de ses nombreux cousins. D’ailleurs, il serait incapable de tous les citer. Dans la tribu, les enfants étaient tous cousins sans que l’arbre généalogique n’ait à le confirmer.

Le requin n’avait laissé aucune chance au garçon. Malgré les efforts de Renato, l’ancêtre, comme on l’appelle là-bas, n’avait pas lâché sa proie. De cette boucherie, le Kanak garde une cicatrice en étoile à proximité de l’oreille gauche ainsi qu’une dent du squale retrouvée dans la plaie. Elle orne toujours sa poitrine sous forme de pendentif.

Terminé les enquêtes pour le Kanak. Bachelier, la directrice du SRPJ, n’a pas pallié les défections.
– Une section à un, ce n’est plus une section, lui avait-il dit. Juste un faux décor pour ne pas perdre la face.