Livre étrange de cet ami de Camus, paru 7 ans avant L'étranger. Meursault, homme simple et indolent, tuait par hasard dans le face-à-face avec un inconnu — pistolet contre couteau —, et mourait serein.
Cripure, professeur de philosophie, échappe au duel avec un collègue (il voulait le pistolet, l'autre voulait l'épée), et se suicide dans l'exécration générale, y compris de lui-même. Érudit lamentable à ses propres yeux, il a étudié l'influence des Perses sur les philosophes grecs, mais il figure l'exact opposé du Kalos-Kagathos : il est difforme, alcoolique, déguisé, malodorant, colérique, pleurant auprès d'une prostituée l'ancienne histoire d'amour où l'aimée a fui, il hait ses pairs et la hiérarchie, décourage ses élèves et refuse de s'impliquer dans l'action. Autour de lui, la ville de province et la guerre de 14, la veulerie des pères à l'arrière qui composent des poèmes nationalistes, la colère soumise des fils qui montent au front ou en reviennent amputés, tous victimes consentantes, sauf Lucien, le permissionnaire blessé que
Cripure a pris pour témoin et qui veut filer à Londres rejoindre un cercle révolutionnaire. « Vous comprenez, dit Lucien,
Cripure est surtout à plaindre en ceci : c'est que nous ne pouvons pas l'aider. Nous ne pouvons rien pour lui, comme il ne peut rien pour nous (…). Nous pouvons à la rigueur lui éviter le duel. Il ne nous en saura aucun gré. Je puis vous prédire que sa fureur se retournera contre nous. (…) Mon pauvre
Cripure ! Il a été mon initiateur, comprenez-vous. Il a été mon maître au sens noble du mot. Je l'ai adoré et je l'ai maudit. Ensuite, je l'ai compris. Je ne veux pas dire justifié. (…)
Cripure va disparaître. Il a droit à toute notre pitié. Et puis que ce soit fini. (…) J'ai découvert que ce qu'enseignait
Cripure, c'était le mépris » (p 534). Beaucoup de parenthèses dans cette citation parce que si l'action tient en un jour, le texte est délayé, riche en digressions dans les dialogues comme dans les descriptions.
Un roman noir et sanglant comme son titre.