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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
« Cripure est nécessaire à la pleine compréhension de l'homme de ce temps-ci comme Don Quichotte à celui de jadis», disait Aragon du formidable personnage de Louis Guilloux, un des meilleurs peut-être de la littérature française.
Et c'est sûr qu'il mériterait une notoriété plus éclatante, ce professeur de philosophie aux « longs pieds de gugusse ». Mais il faut bien avouer que ce n'est pas le grand amour entre le (anti-)héros du Sang noir et les chantres de l'idéologie dominante, les arrivistes, les serviles, les petits soldats du monde en sa laideur si prompts à jeter l'anathème sur ceux qui ne rentrent pas tout à fait dans le rang, sur les « irréguliers », les « défaitistes ».
Guilloux dit avec force et rage cette « vérité de la société bourgeoise au paroxysme de l'infection de la guerre », où des planqués rivalisent d'exaltation patriotique délirante tandis que les mutins se font fusiller.
Cripure porte un regard désespéré sur le chaos humain et le roman soulève d'essentielles questions aussi bien sociales qu'existentielles. Son personnage n'en revient pas que de cette angoisse qu'il pense commune à tous puissent naître tant de haine, tant de bêtise, la guerre, mais aussi toutes les mesquineries plus ordinaires
« Avec ce noyau de plomb au fond du coeur, comment pouvaient-ils être aussi durs et secs, jeter leurs fils au charnier, … rogner ses gages à la bonne qui sortait trop, était trop « prétentieuse » , tout cela en pensant au cours de la rente et au prochain film comique qu'on irait voir au Palace, si on avait des billets de faveur ? »
On est tout étonné de se rendre compte que ce pavé ne nous parle finalement que d'une seule journée de 1917, tant il est d'une grande richesse et d'une belle profondeur, mêlant charge anti-militariste, satire sociale et interrogations métaphysiques.
De ce livre paru en 1935 qu'il considérait comme l'un des plus grands romans français du XXème siècle, Jorge Semprun disait: « j'y ai appris des choses essentielles : sur la densité de la vie, sur le Mal et le Bien, sur les misères de l'amour, sur le courage et la lâcheté des hommes, sur l'espoir et le désespoir ».
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Oui, j'insiste, il faut lire «Le Sang noir» de Louis Guilloux sous peine, sous peine de, j'sais pas moi, sous peine d'ignorance de la nature humaine tiens.
«J'admire et j'aime l'oeuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu'on ne puisse lui arracher, celle de la vérité.» Albert Camus.
Cher lecteur, installez-vous bien inconfortablement dans ce chef d'oeuvre oublié de la littérature française que Jorge Semprun considérait comme l'un des plus grands romans du XXe siècle.
Plantons le décor. Sur scène, devant nous, tout près de nous, avec nous, à les toucher, à les sentir, à les écouter parler, crier, chuchoter et penser, des personnages uniques en leurs genres et pourtant si universels. Tous plus réalistes les uns que les autres. Guilloux se méfie de l'imagination comme de son ombre, comme de sa lumière. Il montre, il décrit. Il ne juge pas, il ne commente pas, il n'explique pas.
En coulisse, très loin, l'odeur de la boucherie des tranchées, le grognement ignoble des gueules cassées, le vacarme de la révolution russe, les cris des poilus mutins aussitôt fusillés.
Parfois le rideau frémit, une bise d'espoir, une brise de désespoir, le rideau se soulève et l'on voit tout: horrible!
Nous sommes en 1917 dans une ville de province qui pourrait être Saint-Brieuc, ville natale de Guilloux, qui veut, sans la nommer, nous parler d'elle. Ici l'avant c'est l'arrière.
Ce roman «qui offre de quoi perdre pied» (André Gide) transpire, respire à pleines pages Balzac, Céline, Nietzsche, Ibsen, Dostoïevski. Tout ça? Ben oui tout ça! «L'homme révolté» de Camus nous tend la main tout au long des pages. Mais ce roman bouleversant rit aussi à plein poumons comme une comédie de boulevard. Une vraie Comédie Humaine mon cher Honoré! Chacun y joue son rôle. «Ce qu'il y avait d'intolérable, c'est que c'était toujours l'épicier qui était l'épicier, l'avocat, l'avocat, que M.Poincaré parlait toujours comme M.Poincaré, jamais, par exemple, comme Apollinaire et réciproquement..."
Son «anti-héros» Merlin est professeur de philosophie (professeur de désordre) au lycée. A un an de la retraite. Ses élèves et les gens du village le surnomment Cripure car cet homme a mauvaise réputation. Cripure comme «Critique de la raison pure» (ou Cripure de la raison tique selon ses élèves) de Kant que ce professeur un peu loufoque aime tant commenter à ses élèves. Cripure donc a eu son heure d'importance à Paris: une thèse sur Tournier un philosophe (thèse jugée trop fantaisiste et refusée) et une étude sur la pensée médique. Il sait philosopher: «On vit comme si on avait une vie pour apprendre.» Imparable! Cripure est handicapé physique atteint d'une difformité si voyante.
Cripure le voilà et malgré ce portrait saisissant nous le prendrons en amitié. «Son petit chapeau de toile rabattu sur l'oeil, sa peau de bique flottante, sa canne tenue comme une épée, et cet effort si pénible à chaque pas pour arracher comme d'une boue gluante ses longs pieds de gugusse, Cripure avait l'air dans la rue d'un somnolent danseur de corde. Sa myopie accusait le côté ahuri de son visage, donnait à ses gestes un caractère ralenti, vacillant, d'ivrogne ou de joueur à colin-maillard.»
Louis Aragon disait de Cripure qu'il était «nécessaire à la pleine compréhension de l'homme d'aujourd'hui, une arme pour l'homme de demain contre l'homme d'hier.» Cripure fait bande à part dans le village. Il rejette le lache patriotisme des planqués de la grande guerre (officiers, ministres), il crache sur Dieu, l'argent et l'armée (depuis l'affaire Dreyfus). Mais il sait déjà que la révolution qui se prépare à l'est ne sera pas pour lui. Trop tard.
Cripure aura tout raté: sa carrière d'écrivain, ses amours... le Paradis artificiel sur Terre comme au Ciel! Il restera donc le bouc émissaire (à la peau de bique!) des «bien pensant» et des nantis. Ce Cripure c'est le portrait tout craché de Georges Palante le professeur de philosophie de Louis Guilloux lycéen à Saint-Brieuc. Palante, l'athée social, vénéré par Michel Onfray qui lui consacra son premier livre et adulé par Albert Camus, est le philosophe de l'aristocratisme individuel, l'auteur de «Combat pour l'individu» ou «La sensibilité individualiste». Palante était atteint d'acromégalie, une maladie dégénérative. Sa thèse avait été refusée. Tiens, tiens!
Mais dans ce roman il y a aussi Maïa la phénoménale compagne illettrée de Cripure, ses chiens à puces, son bureau poussiéreux bourré à craquer de livres, l'odieux Nabucet, le doux farfelu Moka, Faurel le député et son fils déserteur, Babinot le patriote ridicule, Kaminski le cynique et suffisant officier, Mme de Villaplane l'aristocrate déchue, Monfort l'étudiant poète-révolutionnaire, Glâtre le collectionneur d'images des catalogues de modes, la belle Toinette et son officier blond et beaucoup d'autres illustres copies conformes, informes, difformes à la nature humaine. de l'hypocrisie considérée comme un des beaux arts!
Simplement, avec pudeur et générosité, Guilloux sait révéler le Bien et le Mal qui déchirent les couples, empoisonnent les familles, attisent les luttes de classe, provoquent les guerres. A la vie, à la mort!
Cher lecteur, n'ayez pas peur des 600 pages. Elles se lisent à la mesure des courts chapitres (comme autant de nouvelles) qui rythment la lecture. Je vous le dis pompeusement, je pourrais écrire une thèse sur ce livre... Bon, pas sûr qu'elle soit acceptée par un académique jury bien pensant... «Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous, et que ne connaissent pas les autres.» Marcel Proust.
le sang obscur comme le sang noir de ceux qui n'ont plus que l'apparence de la vie...

Mais c'est aussi un beau roman d'amour. "Maïa, rouge et échevelée, le visage ruisselant de larmes, luttait de son mieux contre ceux qui étaient trop pressés de contempler la mort d'un autre, et retrouvait toute sa véhémence, tout son génie de l'injure."
Louis Guilloux (1899-1980) est un auteur trop méconnu. Ami de Camus et de Malraux, admirateur de Conrad, son nom est associé au Prix Louis Guilloux décerné chaque année à une oeuvre de langue française ayant une «dimension humaine d'une pensée généreuse, refusant tout manichéisme, tout sacrifice de l'individu au profit d'abstractions idéologiques».
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Cripure, anti-héros. Inoubliable.

Vieux professeur de philosophie qui a enthousiasmé certains de ses élèves, auteur qui a émerveillé et qui pense à une nouvelle oeuvre. Mais atteint d'une infirmité qui le rend grotesque, amer et chahuté. Mais aussi blessé sans fin par un amour trompé, vingt ans auparavant. Plein de rancoeur orgueilleuse à l'égard de beaucoup et se méprisant lui-même impitoyablement. Balançant au fil du roman, entre la misanthropie la plus absolue – « l'homme n'était pas nécessaire » - et l'envie de croire, sinon en Dieu, du moins en un peu de bonté humaine.
Autour de lui, tout ce que Louis Guilloux a pu observer, ou inventer avec une magnifique vraisemblance, de la vie d'une ville de province, d'une ville de l'arrière, pendant une journée de 1917.

Le livre se mérite, les cinquante premières pages sont en fil de fer barbelé. Mais ensuite... un roman immense, qui n'oublie aucune facette de la « comédie humaine », et qui, sans avoir l'air d'y toucher, bouleverse en racontant la « tragédie humaine ».

Comment n'avais-je jamais entendu parler de ce chef-d'oeuvre ?
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« Trop fort. C'est trop fort. Il répéta au moins dix fois de suite que c'était trop fort, puis, quand il eut enfin dominé le double choc de cette double nouvelle – un duel, c'était déjà gros, mais un duel avec Cripure, c'était énorme ! – il voulut savoir le pourquoi de la querelle. »

C'est Babinot, une sorte de poète local grandiloquent et assujetti à tous les puissants de cette ville côtière jamais nommée, mais qui pourrait être Saint-Brieuc, qui parle ici. Il a été sollicité pour être son témoin par Nabucet, professeur qui enseigne dans le même lycée que Merlin, surnommé Cripure.

Autant ce dernier est un esprit libre dans un corps souffrant (il est atteint d'une maladie rare, l'acromégalie) autant Nabucet est servile envers tous les élus locaux et les forces armées, ce qui n'est pas sans conséquences alors qu'en cette année 1917 on fusille à tour de bras des « défaitistes ».

Cripure partage sa vie avec Maïa, une ex-prostituée au langage fleuri et à la comprenette limitée, qui objectivement s'occupe entièrement de lui et de son intérieur sans jamais, ou presque, obtenir autre chose que des sarcasmes en retour. Sa tendresse, il la réserve plutôt à ses quatre chiens même si ceux-ci, couverts de puces, les partagent généreusement avec lui.

Ce roman a été pour moi une découverte exceptionnelle. Je n'avais pas lu depuis très longtemps une fiction menée autour d'un personnage hors norme tel que ce Cripure (pour Critique de la raison pure, que ses élèves ont transformé en « Cripure de la raison tique »). Si le style de Louis Guilloux est éloigné de celui de Louis-Ferdinand Céline, il n'en demeure pas moins comme un air de famille avec les plus grands romans céliniens dans l'intrigue, ou plutôt les intrigues croisées, de ce vaste roman.

Les situations, les références sont plutôt tournées vers les grands auteurs russes avec leurs sentiments exacerbés, leurs excentricités, leurs questionnements autour de la foi (on se déplace en troïka dans cette ville de province. Elle est décatie et menée par un pauvre homme et son cheval Pompon, mais c'est tout de même une troïka, grelots compris).

Les multiples personnages secondaires sont presque tous des figures très singulières : Moka et Glâtre en particulier. Seuls les jeunes gens semblent vouloir quitter cette ville, tant qu'il en est encore temps. Mais ils ne sont pas pour autant épargnés par la corruption générale.

Malgré tout c'est plutôt au domaine anglo-saxon que je rattacherai ce livre. Il y a du Falstaff dans Cripure, mais aussi de l'Ignatius J. Reilly de « La conjuration des imbéciles » de John Kennedy Toole. Comme lui Cripure se retrouve sans cesse pris dans des situations qui partent en vrille, certaines qu'il provoque et d'autres qui lui échappent totalement.

Le style de Louis Guilloux m'a paru étonnamment actuel. Ce roman n'a pas pris une ride depuis 1935, année de sa parution. Encore un auteur dont je voudrais poursuivre la lecture de l'oeuvre ! Mais il y en a tant. Pour espérer les lire il me faudrait faire des choix beaucoup plus drastiques dans ma « liste à lire », ce qui n'est pas gagné d'avance car je préfère laisser la priorité à mon humeur du moment lorsque je passe d'un livre a un autre.
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Voici un livre qui s'est imposé à moi après avoir vu le dernier long métrage de Chad Chenouga : le Principal. Roschdy Zem incarne à la perfection un principal adjoint de collège se préparant à succéder à sa supérieure qui va prendre sa retraite (étonnant duo Roschdy ZemYolande Moreau, fonctionnant à plein). Après la projection, pour cette avant première, a eu lieu une rencontre avec le réalisateur. Il y fut aussi question de littérature puisque dans le film, la principale est une lectrice passionnée, approvisionnant son adjoint en romans. Deux livres ont été cités : « Seventies » de Kenzaburo Oé et « Le Sang noir » de Louis Guilloux. Quelques mains se sont levées quand le réalisateur a demandé qui avait lu le récit de Louis Guilloux. Quant à moi, je n'avais même pas entendu parler de cet auteur... J'ai voulu réparer cela en le lisant dans la foulée. Bien m'en a pris, l'oeuvre est riche !

Le Sang noir est un titre fort. Vingt-quatre heure d'une ville de province, certainement Saint-Brieuc qu'il ne nomme pas, la ville de l'auteur… Beaucoup de personnages sont des professeurs, des notables de la ville et des militaires. On est en pleine guerre 14-18, en pleine hécatombe, mot d'origine grecque désignant alors le sacrifice de cent boeufs... Là ce sont les jeunes hommes qui meurent par centaines au combat ou encore fusillés pour l'exemple lors des mutineries. Mais pas de scène de guerre ici. On part au front, on reçoit des lettres informant que tel ou tel est mort. Il s'agit d'un grand roman sur le sujet de la bassesse humaine, celle des patriotes exaltés de l'arrière, sans théoriser, en montrant des situations, en rapportant des dialogues marquants, ce qui m'a fait penser à du théâtre, façon comédie humaine.

M. Merlin dit Cripure est un savant, professeur de philosophie, un observateur de la vie sociale, désabusé et amer, constatant que tout se désagrège et qu'il a raté sa vie. Cripure vit avec le souvenir d'Antoinette qu'il a aimée et a été marié avant qu'elle ne le trahisse pour un beau capitaine. Il vit maintenant avec Maïa, une femme vulgaire, ancienne prostituée, une goton comme il l'appelle. Les mots vieillis et expressions anciennes sont nombreuses donnant une couleur d'époque.

Il a été surnommé Cripure par des élèves (qu'il traite de Salauds de potaches, eux qui sont ses bourreaux). Il leur parle souvent de la Critique de la Raison pure d'Emmanuel Kant, que certains ont transformé en Cripure de la Raison tique d'où Cripure. C'est un homme à part, original sous tous les aspects, aussi génial que dingo, portant un regard acide sur le monde qui l'entoure, surtout sur cette guerre si coûteuse en vies. Ce n'est pas pour rien que Kant, l'auteur de Projet de paix perpétuelle, est convoqué à travers ce surnom ! Gogol, Ubu aussi sont cités ainsi que Spinoza évoqué dans une répartie ignoble de Nabucet s'adressant à Georges, jeune mutilé n'ayant pas très bon moral.

Au fil des pages, d'une noirceur évoquant Dostoïevski, pointe, quand tout menace de s'effondrer, un peu d'amour entre Cripure et Maïa, comme une vertu ultime et salvatrice s'il n'était trop tard. Louis Guilloux va chercher profondément les racines du mal en créant ce personnage de Cripure, dont les idées et le mode de vie, trop en décalage avec la guerre qui fait rage et l'hypocrisie ambiante, provoquent incompréhension, méfiance, rejet et même tentative d'élimination physique.

Le style et la construction narrative rappellent les feuilletons en vogue à l'époque comme l'a repris avec bonheur Pierre Lemaître. Il laisse parler ses personnages et à travers leurs paroles on découvre ce qu'ils sont. Maïa, illettrée, est la compagne malheureuse d'un intellectuel brisé, elle parle l'argot direct et imagé du peuple, sans calcul, en toute sincérité. Les professeurs et les notables s'expriment avec détours, cherchant à tirer leur épingle du jeu. Heureusement dans ce roman excessivement sombre, l'ironie mordante amène de temps à autre au rire salvateur. le chapitre où Mme de Villaplane, vieille noble déchue, accueille un nouveau locataire, Otto Kaminsky, dont elle tombe éperdument amoureuse, est vraiment très drôle et exprime tout le talent de conteur de l'auteur.

Louix Guilloux est né en 1899. Il meurt en 1980. Pour écrire le Sang noir, il s'est inspiré d'un de ses professeurs, Georges Palante. A l'instar d'Annie Ernaux, il est fils de commerçant : son père était cordonnier et sa mère modiste, il a l'expérience d'une certaine pauvreté et de la difficulté de s'élever socialement. Humaniste actif, il sera secrétaire du premier Congrès mondial des écrivains antifascistes et responsable du Secours populaire français. Il a été très ami avec Albert Camus qu'il a même conseillé pour écrire La Peste – attesté dans leur correspondanceLouis Aragon, a la sortie du roman, a dit tout le bien qu'il en pensait : « J'affirme que Cripure est nécessaire à la pleine compréhension de l'homme de ce temps-ci comme Don Quichotte à celui de jadis. » Aucun doute pour moi, on est en présence d'un grand classique qu'il est passionnant de lire ou relire. Merci à Roschdy Zem, à Yolande Moreau et à Chad Chenouga à qui je dois cette lecture. Je parlerai bientôt de Kenzaburo Oé également évoqué dans le principal…

Avez-vous déjà vécu cette expérience de découverte littéraire suite à un livre évoqué dans un film ?
Lien : https://clesbibliofeel.blog/..
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Auteur méconnu bien qu'il frolât de peu le Goncourt en 1935 et obtînt le Renaudot en 49 pour « le Jeu de Patience », Louis Guilloux nous a laissé plusieurs romans.

Mais son oeuvre la plus célèbre demeure « le Sang Noir », authentique et cruel petit joyau qui nous conte vingt-quatre heures de la vie d'une ville de province – laquelle pourrait être Saint-Brieuc, dont Guilloux était originaire – alors que les mutineries désorganisent le front en 1917.

Le héros de ce roman – ou son anti-héros car Cripure annonce à sa manière les losers que le roman et le cinéma américains ne tarderont pas à mettre en scène – est un professeur de philosophie nommé Merlin, comme l'enchanteur, mais que ses élèves ont affublé du surnom de « Cripure » par référence à cette « Critique de la Raison Pure » qu'il aime à citer.

De Merlin-Cripure, nous dirions aujourd'hui qu'il est un asocial. D'une intelligence brillante et d'une sensibilité tout aussi profonde, il n'a connu que l'échec : son mariage avec Toinette, la seule femme qu'il ait vraiment aimée, s'est conclu par l'adultère de la jeune femme avec un "officier blond" que Cripure fut trop lâche pour acculer au duel ; ses premiers écrits, dont un volume intitulé « La Pensée Médique », et qui avait attiré sur lui l'attention des initiés, se sont finalement échoués sur une thèse consacrée à un autre philosophe local, Turnier – thèse que Cripure, encore sous le coup de sa rupture avec Toinette, avait volontairement sabotée ; dans sa profession, il est périodiquement chahuté par ses élèves et, lorsque débute le roman, certains d'entre eux ont même entrepris de desserrer les écrous de sa bicyclette afin de provoquer un accident qui pourrait s'avérer mortel.

Cripure vit en ménage avec Maïa, une paysanne dévouée qui, en dépit de ses sautes d'humeur et de ses manies de paranoïaques, voue à "son homme" un amour réel. Ses autres compagnons sont quatre petits chiens avec lesquels il aime aller chasser tôt le matin lorsqu'il en a le loisir. Les puces qui infectent son bureau. Et bien sûr les livres et la poussière qui peuplent aussi ledit bureau.

Autour de lui, gravitent une foule de personnages qu'il est difficile d'oublier tant le trait du romancier s'est fait aiguisé : Nabucet, l'un des collègues de Cripure, homme cultivé mais dont l'hypocrisie nous fait gricer des dents et qui voue à Cripure une haine d'autant plus violente qu'il le sait bien supérieur à lui ; Moka, le surveillant "à la crête de feu et au visage de lait", l'un des rares « amis » de Cripure et son ancien élève, qui le révère à l'égal d'un dieu ; Faurel, le député, lui aussi ancien élève de Merlin, et qui tentera de le sauver des conséquences du duel que lui cherchera Nabucet ; l'ineffable Babinot, figure-type et outrancière du patriote revanchard dont les inepties militaristes et cocardières ennuient à peu près tous ceux qui le croisent et qui ne savent comment se débarrasser de lui ; pour lui faire pendant, Guilloux a imaginé le capitaine Plaire, sorte de ganache ami de Nabucet mais qui, à la fin du roman, se révèle homme d'honneur ; Otto Kaminski, officier d'origine juive, jouisseur et cynique, qui complote de quitter la ville en enlevant la fille du notaire – une brute, ce notaire, une horreur de père Evil or Very Mad ; Mme de Villaplane, sa logeuse, aristocrate déchue qui ne vit plus que dans ses rêves et qui finira par se suicider en apprenant le départ de son hôte …

Tout cela sur fond d'ombre et de pluie, dans une ville fantôme qui, je ne sais pourquoi, m'a évoqué tout à la fois le contraire absolu du « Clochermerle » de Chevallier, ces descriptions plus aiguës qu'on ne le pense que Germaine Acremant faisait de l'univers provincial d'avant-guerre et même certaines descriptions fantastiques de Jean Ray.

Bien que la ville soit éloignée du front, la Grande guerre, qui traîne en longueur, nous accompagne du début jusqu'à la fin du roman.

Par les convois de soldats d'abord, ces conscrits qui s'en vont se faire tuer pour que puisse survivre une armée de profiteurs. Par l'émeute qui éclate à la gare, lorsque certains soldats refusent de monter dans les trains alors que, sur le front, les mutineries de 1917 ont déjà commencé.

Mais aussi, mais surtout, par ces figures d' « embusqués » que représentent Babinot et Nabucet. Encore le premier a-t-il perdu son fils à la guerre – mais il est le seul à l'ignorer et le livre s'achève sans qu'on l'en ait prévenu - alors que le second, lui, n'est et ne se veut qu'un parasite dissimulé sous une courtoisie mondaine qui ne l'empêche pas de jeter des coups d'oeil trop appuyés à toutes les jeunes filles passant à sa portée - spécialement si elles sont ou trop jeunes ou trop pauvres pour se défendre.

Et le constat est effrayant car, pour nous qui savons, l'ombre de la Seconde guerre mondiale prend déjà racine sur ce terreau revanchard. Ce sont les Babinot et les Nabucet qui imposeront à l'Allemagne vaincue ce traité de paix indigne des vainqueurs. Ce sont eux qui permettront au sentiment nationaliste allemand de renaître dans des conditions telles que le Nazisme n'aura aucun mal à trouver des laudateurs. Ce sont eux encore qui, plus tard, se placeront sous la garde du régime de Vichy. Ce sont eux ...


Mais Cripure, lui, Cripure, paranoïaque et colérique, tendre et sensible, esprit brillant emprisonné dans un corps infirme qui le rendait « différent » dès sa naissance (Cripure souffre de « deux pieds de géant »), est d'une autre trampe. On se doute très vite qu'il ne verra pas l'Armistice mais on comprend aussi que cela vaut mieux pour lui : dans un monde où prolifèrent les Nabucet et les Babinot, un Cripure n'a plus sa place et doit retourner au mythe.

Cripure est un homme d'honneur qui ne croit plus en l'honneur mais dont la fierté suprême est de se tuer au nom d'un idéal qu'il sait irréalisable. Cripure met en somme ses actes en accord avec ses pensées - et il faut beaucoup de courage pour se livrer à cet exercice. Stupide, me direz-vous : ce n'est pas ainsi qu'on survit. Peut-être … Mais le souffle que Guilloux a su donner à son héros est tel que, lorsqu'il meurt, c'est cette grandeur que nous emportons avec nous. ;o)
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Misanthrope difforme, Merlin le professeur de philosophie dit Cripure, traîne sa lourde carcasse comme l'albatros de Baudelaire dans un monde qui se rit de lui, faute de le comprendre. Petits bourgeois veules et fonctionnaires obtus, badernes sans âmes s'agitent dans leurs misérables activités jusqu'à ce que leurs enfants meurent au front ou se fassent fusiller en insurgés.
Leur monde n'a plus de raison, en a-t-il eu jamais ?
Que vaut alors l'esprit dérisoire d'un vieux professeur de philosophie impuissant à comprendre cette folie guerrière, impuissant même à avoir su maîtriser le fil d'une vie pathétique.
Bien sûr, Cripure est un surnom et l'auteur de nous expliquer que c'est une contraction de l'oeuvre maitresse de Kant.
La langue des oiseaux nous donne à entendre « cri pur ». Et ce roman est en effet un long cri de plus contre la bêtise crasse des hommes. Dans un style original, ne manquant ni de souffle, ni de poésie l'auteur nous entraîne par tableaux successifs dans l'existence reconquise de son héros.
Méchants abjects, personnages pittoresques, brossés avec subtilité et nuances mais sans concession, rendent ce roman crépusculaire attachant et prenant.

Le Sang noir est enfin et surtout une mise en double perspective de la vie du philosophe individualiste Georges Palante/Merlin, Merlin lui-même auteur d'une biographie d'un philosophe local et une illustration des thèses de ce même Palante sur l'anéantissement de l'individu par la société.

Bien évidemment, on songe à Céline pour la verve, la liberté de ton et l'on perçoit combien ce livre méconnu a pu influencer bien d'autres auteurs depuis sa parution en 1935. L'aura de Merlin ne fut pas sans me rappeler celle du héros de « Au-dessous du volcan » de Malcom Lowry par exemple ou le monde d'"Uranus" de Marcel Aymé.
Un grand roman donc et un beau et inoubliable personnage de littérature.
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Mon attention avait été attirée par l'excellente note moyenne de ce livre pour moi inconnu. Tout comme son auteur du reste. Et puis, et puis, c'est en lisant la correspondance d'Albert Camus à Maria Casares que je me suis décidée.

Camus y parle à plusieurs reprises de son ami Guilloux, dont il vante le talent d'écrivain. Qu'à cela ne tienne, je ne pouvais que m'y plonger.

Sauf que le début de cette histoire m'a un peu rebutée. Cet anti-héros, -n'est-ce pas un des premiers ?-, de Cripure, -et quel nom …!-, ce lettré moqué, à l'allure folle, revêtu d'une peau de bique, qui se réfugie dans son mépris pour la gent humaine, tout en partageant la couche de sa bonne à tout faire, bref. Je l'ai laissé de côté, pour le reprendre et le terminer sans plus désemparer.

Cela ne raconte pourtant que vingt-quatre heures, une seule journée, d'une ville de province en 1917, avec ses notables planqués qui contemplent les troufions que l'on envoie au casse-pipe, les mondanités et les faveurs que l'on arrache ou achète.

Tout est dans le style, n'est-ce pas ce que Céline disait ?, et ici, quel style !

Assurément de la grande littérature. Je recommande chaudement à ceux qui aiment.
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Louis Guilloux, romancier français né et mort à Saint Brieuc (1899-1980).
Ce Briochin vivra de nombreuses années à Paris pendant lesquelles il fera des allers-retours réguliers entre Bretagne et Paris.
Saint Brieuc sera le théâtre de l'essentiel de ses romans, notamment dans le sang noir même si la ville n'est jamais directement citée.
Admirateur et ami d'Albert Camus, Louis Guilloux, quelque peu oublié aujourd'hui, souvent relégué à tort comme un écrivain de terroir a pourtant fait partie des grands noms de la littérature française.
Auteur populiste, il est également l'auteur de la maison du peuple, récit autobiographique dans lequel il revient sur ses origines prolétariennes et du Pain des rêves.

Le sang noir, chef-d'oeuvre qui a propulsé Louis Guilloux dans le paysage littéraire français, a été publié en 1935 aux éditions Gallimard. Il a manqué de peu le prix Goncourt.
Ecrit dans l'Entre-deux guerres, détail non négligeable puisqu'il parait à une époque où les intellectuels ont pris conscience de l'absurdité de la première guerre mondiale dont ils ont la conviction qu'elle sera la dernière.

Merlin, le personnage central de ce roman, anti-héros par excellence, est un professeur de philosophie baptisé Cripure par ses élèves. Il doit ce surnom à ses travaux sur Emmanuel Kant, Cripure étant la contraction de la critique de la raison pure.
Cet homme atypique est marginalisé par les notables de cette petite ville de province.
Malgré ce statut de marginal, chacun s'accorde pourtant à reconnaître que Cripure est un personnage important de cette petite société. On dénigre l'homme mais on admire le savant et l'imminent professeur qu'il représente et qui est un atout non négligeable pour la commune.
Il a fait sa renommée par la publication de deux ouvrages dans sa jeunesse : le premier sur Turnier, le second sur les Mèdes.
Il est pourtant vu comme un « raté » dont toute l'existence est risible : son mariage et sa séparation avec Toinette, son concubinage avec Maï, une goton illettrée qui le trompe mais l'aime comme une mère, son fils conçu avec une souillon et qu'il a refusé de reconnaître. Tout en Cripure est de nature burlesque. C'est pourquoi il rêve à un nouvel ouvrage où il pourrait enfin être reconnu à sa juste valeur. Cet ouvrage qu'il appelle sa « Chrestomatie » serait l'ultime ouvrage de sa vie. Sa disparition entre les crocs de ses chiens que pourtant il semblait aimer, contrairement aux autres hommes qu'il semble abhorrer, lui sera insurmontable et viendra se rajouter à la honte qui l'assaille.
Au début du texte, Cripure est victime d'une tentative d'assassinat, fait qui se reproduira plusieurs fois dans la journée. Au fil du texte, en découvrant les différents personnages, on comprend rapidement que Cripure suscite la jalousie chez certains notables, particulièrement Nabucet, son ennemi juré qui aurait tout intérêt à le voir disparaître de la cité et qui va précipiter sa chute.

Pour le personnage de Cripure, Louis Guilloux, bien qu'il s'en soit souvent défendu, s'est fortement inspiré de son professeur et ami, le philosophe Georges Palante.
A l'instar du personnage qu'il a inspiré, Georges Palante était surnommé Schopen en raison de son admiration pour Schopenhauer.
Georges Palante souffrait également de cette étrange infirmité qui handicapait Cripure et qui peut rendre le personnage burlesque.
Mais surtout, Louis Guilloux fait parler Georges Palante dans la bouche de Cripure. Tous deux ont des parcours similaires, partagent la même philosophie. Celle d'un individualisme pessimisme qui condamne une société hypocrite et bien pensante qui n'a de cesse de freiner l'homme dans sa quête.
Georges Palante est l'auteur de la sensibilité individualiste.

Dans le roman, il y a également un effet de mise en abîme avec la thèse de Cripure sur Turnier. Georges Palante avait lui-même écrit une thèse sur Jules Lequier dont la vie et surtout la mort ressemble trait pour trait à celle de Turnier.
Les deux philosophies de Georges Palante et Jules Lequier apparaissent donc nettement tout au long du roman.

Aux côtés de Cripure, Louis Guilloux décrit et retrace la journée de nombreux personnages, qui fait du Sang noir un texte digne d'un roman dostoïevskien. On y rencontre essentiellement les notables, acteurs de cette petite ville de province.

Un des points forts de ce texte se situe dans la durée de l'action qui se déroule sur vingt-quatre heures, le lecteur peut ainsi suivre chronologiquement les différents protagonistes dans leurs actes et pensées tout au long de cette longue journée.
A travers des descriptions extrêmement détaillées, on parvient au fil du texte à cerner les personnalités, souvent complexes, des personnages.

Roman à première vue sur la première guerre mondiale, le sang noir ne traite pas de la guerre à proprement parler.
Le front n'apparaît jamais directement, excepté dans les conversations.
Le récit se déroule à l'arrière, dans une petite ville de province où les habitants, loin de l'enfer du front, ignorants de sa réalité ne pensent qu'à un patriotisme démesuré, à outrance.
Ils ignorent ou feignent les réalités de cette guerre dont ils se portent les garants au nom de
la Mère patrie.
Leur quotidien est toujours le même qu'avant-guerre, préoccupés par leurs petits soucis futiles et matériels, indifférents de la boucherie qui se joue à quelques kilomètres d'eux, sur le front.
Ils targuent les jeunes embrigadés de conseils patriotiques avisés sans pour autant mettre leur propre existence et leur petit confort en danger.

L'idée essentielle que Louis Guilloux développe tout au long de son roman va donc bien au-delà du conflit franco-allemand qui n'est pas le vrai sujet du texte bien qu'il soit indéniable que Louis Guilloux dénonce la guerre et son hypocrisie. Cependant, le texte est ponctué de nombreux détails et anecdotes historiques sur la guerre de 1914 et surtout l'année 1917, date essentielle dans ce conflit marquant d'une part la révolution russe et d'autre part, les multiples rébellions de jeunes soldats français éveillés sur les réalités.
Par ses nombreux personnages, l'auteur cherche à démontrer avant tout la bassesse de l'Homme dont même l'enfer de la guerre ne parvient pas à corriger les vices.
Tout au long de cette journée, le lecteur suit ces notables égoïstes, hypocrites, pervers qui incarnent toutes les bassesses de l'être humain.
Ces vicissitudes exacerbées de ce petit groupe de notables amènent le lecteur à une réflexion générale sur l'Homme. le comportement de ces hommes pour qui les valeurs importent peu écoeurent peut-être même plus que la guerre elle-même.

Tout au long du roman, les personnages se livrent à des réflexions métaphysiques sur l'absurdité de la vie, mais aussi de la mort. Cette absurdité, accentuée par celle de la guerre, n'est pourtant pas liée directement à cette dernière.
Dans ce discours universel et sans âge, les personnages, particulièrement Cripure, réfléchissent à l'absurdité de devoir mourir et de passer ainsi de vie à trépas.

Mais outre ces personnages, la mort, personnage imperceptible, sournois, rôde, omniprésent.
Outre les victimes qu'elle atteint au loin au front, elle atteint là où on ne l'attend pas toujours.


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Compte rendu de la séance du club lecture du 21 juin 2014

Le sang noir de Louis Guilloux

Ce livre écrit en 1935 apparaît d'une lecture difficile pour la plupart des membres, déroutés par l'écriture : elle est belle mais d'un style ancien, avec beaucoup de~longues descriptions~d'une très grande densité. Dans la narration, les personnages foisonnent, les scènes sont très fouillées, mais il n'y a pas vraiment d'histoire, il faut attendre la fin avec le duel pour avoir un peu de rebondissement. L'intrigue se déroule sur une journée et une nuit, dans l'année 1917, celle de la révolution russe et des mutineries de la guerre 14 - 18.
Certains membres se sont laissés prendre après quelques pages, ont aimé la galerie de portraits, très savoureux pour certains : Maïa, Nabucet.....~
"Le Sang noir" est un grand livre ; ce n'est pas une lecture d'évasion, mais un livre dérangeant qui conduit à réfléchir sur l'hypocrisie de la société, les conventions sociales de la bourgeoise et son mépris des "petites gens". La grande guerre n'est pas précisément le sujet du livre, mais elle est sous-jacente tout au long du récit, on y parle à mots couverts des mutineries et des soldats fusillés pour l'exemple, sujet tabou encore en 1935.
Le personnage central autour duquel se bâtit le roman est Cripure, professeur de philosophie ; il ne s'intéresse pas à la guerre mais tout en se disant libertaire et anarchisant vit dans son monde de contradictions et de petites compromissions à l'intérieur du microcosme très provincial de Saint-Brieuc et dans le cercle étroit du lycée. le roman pourrait se situer dans n'importe quelle ville de province partout en France.
Du front dont on ne sait que la version officielle et le témoignage de quelques jeunes soldats en permission que personne n'a envie d'écouter, mais la guerre est malgré tout omniprésente à travers les propos revanchards des patriotes, l'ironie des planqués et quelques renseignements d'officiers de passage.

De la discussion se dégagent deux points de vue.
François Merlin dit Cripure est un personnage "camusien", marqué par sa bivalence entre révolte et soumission, il renvoie à l'absurde. Dans le mythe de Sisyphe, Camus dit qu'"Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris". Cripure, universitaire intellectuel jusqu'à l'absolu, méprise le monde et divague jusqu'au moment où la vie n'aura plus de sens pour lui que dans la mort.
Cripure est fortement inspiré de George Palante, philosophe peu connu du début du 20ème siècle, il a enseigné au lycée de Saint-Brieuc et fut le maitre de Louis Guilloux. Il était atteint comme son double, d'acromégalie, maladie qui engendre une déformation et un agrandissement des extrémités. Amoureux éconduit, il a vécu et s'est marié avec sa bonne, il~était spécialiste du philosophe Jules Lequié.
Ses recherches philosophiques s'inscrivent dans la lignée des moralistes français. Pour lui, il y a antinomie entre l'individu et la société qui est représentée par les institutions : l'état, l'école, l'armée. Ces trois piliers tiennent le pouvoir et sont censés assurer la cohésion sociale. Ainsi l'individu socialisé ne peut être que conformiste ou grégaire.
Le Sang noir est une sorte de mise en situation de la pensée de Palante. Cripure refuse la société et tout ce qui vient d'elle, il exècre Nabucet et tous ceux qui gravitent autour de lui. La guerre, résultat de l'antinomie entre la société et l'individu, est le fait des institutions et les soldats partis la fleur au fusil étaient pour lui des grégaires, c'est la raison de son désintérêt. C'est lorsqu'il reçoit Étienne, puis Amédée et qu'il apprend la condamnation du fils du proviseur qu'il commence à comprendre son erreur. Il prend la mesure du fossé entre la société patriote et revancharde et la situation atroce des soldats du front ; il prend conscience de leur révolte et de l'espoir qu'elle suscite chez une partie de la jeunesse (Étienne, Lucien et même ce benêt d'Amedée). Louis Guilloux après avoir beaucoup admiré Palante qui fut un temps son maître à penser, prend dans ce livre ses distances avec l'immobilisme de sa philosophie. Cripure, écorché vif, masochiste est tourné sur lui-même ; à travers ses contradictions et ses compromissions, il se met en retrait de l'histoire et est ainsi incapable de percevoir l'évolution de la société.
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