Pour commencer, la petite histoire : j'avais repéré cette couverture depuis un moment en librairie (et, non : pas à cause des cosses de pavot ! je n'ai identifié ces dernières que tout récemment grâce à une complice d'un challenge ; moi je croyais naïvement que c'étaient des fleurs stylisées...) ; j'avais donc repéré la couverture, mais ce livre faisait partie de ceux qui m'attirent l'oeil dont je lis le 4e, et puis que je repose sans me décider, et ça a même dû arriver plusieurs fois ! (ce n'est pas que je perde la boule, mais je lis tant et tant de 4e de couverture lors de mes passages en librairie, que finalement je ne retiens pas tout par coeur, tout simplement !) Et puis, c'est encore une fois le destin appelé bibliothèque qui a tranché : visite sans but précis dans le catalogue des nouveautés, il y était et en disponibilité immédiate, j'ai donc tenté !
Il n'y a pas vraiment d'histoire dans ce livre, ou alors elle est réduite au minimum, au profit d'une longue introspection dans le passé de Gifty, la narratrice, au fil de divers flashes back présentés dans un certain désordre, mais où le lecteur se retrouve sans trop de mal. C'est l'histoire d'une petite fille née aux États-Unis de parents ghanéens, dans une famille qui compte déjà un frère aîné. le père retourne au Ghana alors qu'elle est toute petite et n'en revient jamais ; la mère est profondément croyante et participe à tous les services religieux de son Assemblée, ne se laissant jamais impressionner par son statut de mère célibataire, qui plus est Noire dans un Sud trop indolent pour être vraiment raciste. Sous ce modèle, Gifty est elle aussi une petite fille très pieuse, écrivant son journal intime adressé à Dieu, vénérant son grand frère, et respectant profondément sa mère malgré l'absence de marques d'affection entre elles. La mort brutale de ce frère adoré et pourtant plein de promesses d'avenir va lui révéler la profondeur du silence de ce Dieu, et changer à jamais sa façon de voir le monde, jusqu'à faire d'elle une chercheuse en neurosciences. Son objet d'études, menées entre autres avec des souris, porte sur les mécanismes du cerveau qui mènent (ou non) aux addictions et autres dépressions…
On pourrait croire que ce livre est une version romancée de l'éternelle dichotomie entre religion et sciences. Certes, cet aspect des choses est bien présent, mais l'autrice va bien plus loin que ça ! D'une part, elle démonte réellement cette religion, sans jamais le renier pourtant ; cette religion qui a bercé son enfance jusqu'au plus intime, mais qui a aussi fait d'elle une jeune fille vivant dans la culpabilité avant même de commettre le moindre péché, et profondément consciente de tant et tant de contradictions – ne serait-ce que : à travers les commérages des « bons chrétiens » qu'elle surprend par hasard, ou encore les différences de « style » d'un pasteur à l'autre ou, de façon encore plus frappante, d'un pays à l'autre, lorsqu'elle retourne (si l'on peut dire, puisqu'elle n'y avait jamais été) brièvement au Ghana, l'été de ses 11 ans.
J'ai adoré ce passage du pasteur John, assez rigoriste, qui devient tout à coup beaucoup plus humain quand sa propre fille tombe enceinte à 16-17 ans…
Pourtant, à travers ce questionnement constant, ses doutes, ses avancées scientifiques et la défense de sa foi pure d'enfant dont elle garde une certaine nostalgie, cette « religiosité » reste à jamais présente au coeur de la chercheuse qu'elle est devenue.
Son étude scientifique quant à elle est menée avec rigueur et excellence – du moins, l'héroïne est présentée comme telle, mais en plus, l'autrice a vraiment fouillé le sujet, qui est détaillé dans un langage vulgarisé abordable, néanmoins très technique ! Précision pour les amis des animaux : Gifty précise à un moment donné, en parlant avec un autre personnage, qu'elle utilise des souris pour certaines expériences si et seulement si toutes les autres techniques possibles ont pu être utilisées ; que le but ultime est de comprendre le fonctionnement du cerveau –afin de trouver un médicament, une technique qui permettrait d'enrayer les addictions, car de telles expériences ne peuvent se faire sur un cerveau d'un être humain vivant… mais que cela ne veut pas dire qu'elle considère d'une quelque façon que ce soit l'humain comme supérieure à ses souris. Elle s'est prise d'une réelle affection pour « ses » souris ! Et en tout cas, Gifty est persuadée envers et contre tout que son étude n'est pas vaine, qu'un jour plus ou moins proche elle verra des résultats concrets.
Un petit paragraphe, assez désespéré mais tellement réaliste, résume à mon avis tout l'esprit du livre : « Mais cette tension, cette idée que nous devons nécessairement choisir entre la science et la religion, est fausse. J'avais été accoutumée à voir le monde à travers l'objectif de Dieu, et quand cet objectif s'est obscurci, je me suis tournée vers la science. L'un et l'autre sont devenus pour moi des moyens valables d'y voir clair, mais en fin de compte, l'un et l'autre ont échoué à remplir totalement leur fonction : apporter la clarté, donner un sens. »
Le tout est écrit dans une langue absolument extraordinaire, d'un niveau plutôt soutenu, et il faut s'accrocher à plus d'un endroit sur le contenu ! C'est que les notions scientifiques abordées, comme dit plus haut, sont certes vulgarisées, mais il y aurait de quoi faire tout un exposé sur le sujet ! Ce n'est pas du tout mon domaine, et je dois bien avouer que certains passages me sont à peu près passés par-dessus la tête, et j'ai dû les relire pour les comprendre un minimum. Quant aux aspects religieux, l'autrice part visiblement du principe que son lecteur a un minimum de connaissances bibliques… Elle cite de nombreuses références, qui sont quelque peu expliquées, mais pas de la même façon que les aspects neurologiques me semble-t-il.
Un exemple : « Je ne sais pas pourquoi Jésus a ressuscité Lazare d'entre les morts, tout comme je ne sais pas pourquoi certaines souris cessent d'appuyer sur le levier et d'autres pas. » Alors, oui : dans les chapitres précédents, Gifty a expliqué en long et en large en quoi consistent ses expériences, et cette histoire de levier –que je ne vais pas expliquer ici : lisez ce magnifique livre !- est quelque chose que le lecteur « maîtrise » à ce stade du livre. En revanche, Lazare arrive là comme un cheveu dans la soupe et ne sera pas davantage expliqué, pas plus que les références de ce texte ne seront citées (ce qui aurait été un début). Or, en-dehors d'un public « averti », qui connaît l'histoire de Lazare?...
Bref, ces passages de la Bible (car elle cite des passages de l'Ancien Testament, pas que les Évangiles !) sont beaucoup plus « intuitifs » et, à vrai dire, je me suis bien un peu retrouvée dans cette petite fille tellement pieuse qui parlait à son Dieu – dans un contexte complètement différent, j'ai moi aussi pratiqué l'église que j'ai connue plus qu'à mon tour, j'ai eu moi aussi une « période mystique » autrefois, et j'ai connu un détricotage progressif similaire de tout ce qui avait fait ma foi pendant longtemps… mais je n'ai pas connu d'épisode aussi dramatique que la perte d'un grand frère, et je ne me suis pas tournée vers la science ! Tout cela pour dire : quand je lisais ces passages-là, qui résonnaient de façon tellement personnelle, je me suis quand même demandé comment un lecteur moins « averti » pouvait appréhender ces parties-là…
Et à part ça, j'adore le titre ! "Transcendant Kingdom" en anglais, trop bien (comme dirait ma fille ;) ) traduit en
Sublime Royaume (car « transcendant » n'aurait pas résonné de la même façon à l'oreille, or c'est important aussi, et le synonyme choisi s'applique tout aussi bien à ce livre)… mais de quel Royaume s'agit-il ? Il faut savoir que Gifty mentionne une et une seule fois le mot « royaume » dans le corps même du livre, presque par hasard ; pourtant tout le monde sait ( ?) que les chrétiens, toutes subdivisions confondues, parlent du Royaume de Dieu / des Cieux. Mais ce Royaume n'est-il pas aussi celui que son frère a rejoint bien trop jeune, à cause de cette impression de sublime, de transcendance qu'il pouvait offrir ? et qui reste une menace constante pour tant d'autres grands frères, car on comprend encore bien mal les mécanismes du cerveau qui conduisent à la recherche d'un tel royaume, les recherches de Gifty (qui, d'après les remerciements en fin de livre, ont réellement été menées !) ne sont que le début de tout un processus…
Bref, un très beau livre mais qu'il faut savoir apprivoiser, l'esprit suffisamment ouvert pour découvrir toute une série de notions en neurosciences, certes accessibles mais pas évidentes pour autant, pour moi c'était une totale nouveauté ; et pour se (re)plonger, en réalité, dans sa propre relation à la religion, ça fait réfléchir et éventuellement se souvenir, ce n'est pas un exercice difficile en soi… mais pour moi ça a eu un écho très personnel, il faut pouvoir l'accueillir car ça secoue bien un peu.