Les nuits d'hiver tombent par traitrise au milieu du jour.
Après l'égarement du cimetière, Jan-Matheusza n'avait pu retrouver l'atelier des luthiers Zylbermine. Il avait erré en vain dans la vieille ville encombrée ; des cohortes de femmes, d'hommes et d'enfants, la plupart bien vêtus, trimbalaient des valises et des malles, halaient des carrioles surchargées de meubles, de matelas et de ballots, ou avançaient les bras ballants, hagards et dépossédés. Un peu partout, d'un secteur à l'autre, des familles entières parfois véhiculées, juchées sur un fardier attelé à quelque mule ou poussant des brouettes et des landaus, s'en allaient emménager dans les bâtisses insalubres, les boutiques abandonnées ou les pensions miteuses des quartiers d'assignation.
Tout avait commencé par la dégradation des échanges ordinaires entre Mirlek et l'extérieur, le boycott insidieux des commerces juifs, l'interdiction faite aux enfants chrétiens de fréquenter ceux du shetl. On parlait d'émeutes ici et là, d'explosions de violence qui se polarisaient vite sur les quartiers juifs - à Przytyk déjà, trois ans plus tôt, dans les campagnes, dans les petites ou grandes cités, à Lublin, Czestochowa, Bialystok, Grodno...
La neige devant lui tourbillonnait en figures difformes, pareille aux spectres fugaces de l'oubli.
- Une question, Chaïm : les Allemands nous ont tous expropriés et dépouillés, ils ont bloqué nos comptes, nos avoirs, confisqué toutes nos valeurs. On nous a ordonné d'ôter la mezouzah de nos portes, l'usage de véhicules est maintenant proscrit. Ceux qui s'amusent à enfreindre ces décrets sont arrêtés par leurs agents, emprisonnés, souvent battus à mort ou pendus. Nous voilà contraints de vivre en autarcie à plus de cent soixante mille âmes dans les limites ridicules du ghetto. Que peut notre Conseil ? Les stocks alimentaires seront épuisés d'ici peu et la population n'aura bientôt plus un zloty en poche. Comment acheter et se nourrir, comment survivre ?
On a pendu ce matin des jeunes filles au ghetto. Elles sont montées au supplice sans se plaindre. Si maigres, les mains nouées, elles se sont élancées au bout des cordes comme sur une balancelle. Les bourreaux en uniforme regardaient ailleurs. Que fera-t-on d'elles au paradis ?
En ces jours de l'automne 1940, l'odeur de sang, de sueur et de putrescence débordait des champs de bataille, des charniers, des cimetières et même du palais des princes, jusqu'au coeur détruit des villes, dans les rues surpeuplées des mille ghettos, au fond des oubliettes et des hideuses tranchées où succombaient les innocents. Personne n'eût pu retarder les processus invasifs de décomposition enclenchés un an plus tôt en Pologne.
Il faudra faire très attention, mon petit ! en temps de guerre, pour les Juifs, il n'y a que des ennemis.
Comment est-il possible d'enfanter aux portes de l'enfer ?
Génuflexions et signes de croix trempés ou non d'eau bénite étaient pour lui des pantomines à peine moins alarmantes que le pas de l'oie ou le salut hitlérien. Et l'homme mort du calvaire planté sur un mur du réfectoire lui semblait aussi incongru que le massacre de cerf élaphe entrevu dans le bureau du directeur.