Grand Maître

Son œil lut machinalement quelques mots sur une feuille mal rangée du dossier de Dwight. C’était le témoignage de Carla G., la seule personne localisable qui avait été en froid avec la secte du Grand Maître, puis était revenue à Marquette. Elle soutenait que Dwight avait déplacé son quartier général depuis Marquette jusqu’à Ontonagon pour accroître son contrôle sur ses disciples, mais Sunderson savait que le vrai motif de ce déménagement était le prix moins élevé des terres dans l’Ouest.

Il manquait à Dwight la cupidité manifeste de tous ces évangélistes du Sud qui avaient bâti des empires financiers, mais il s’était certainement débrouillé pour vivre à l’aise. Pour autant qu’on pût le savoir, Dwight n’avait pas encore quarante ans. Lors de la deuxième visite de Sunderson à la maison longue, les disciples étaient occupés ailleurs et il réussit à jeter un coup d’œil rapide entre les rideaux du domaine privé du Grand Maître, une espèce d’antre luxueux et primitif, disons la tente de Kubilaï Khan, toute une débauche de peaux de cerf au mur, des peaux d’ours par terre, et sur le lit une couette en peau de castor bordée de vison.

Il relut à l’envers le dossier du Grand Maître, dans le faible espoir d’y découvrir une perspective nouvelle. Dwight, l’homme qu’il traquait, avait fondé des sectes religieuses à quatre endroits des États-Unis et il avait tenté d’en créer trois autres à l’étranger, en particulier au Canada, en France et au Mexique. Il avait seulement duré trois jours à Hattiesburg et Oxford, Mississippi, où la police lui avait conseillé de déguerpir au plus vite. Tant à Montréal qu’en Arles, il avait à peine réussi à tenir trois semaines avant d’attirer l’attention et, parce qu’il avait un passeport étranger, il fut aisé de se débarrasser de lui. Sunderson avait un jour pensé que pour l’homme moyen la foi religieuse avait le même pouvoir de séduction que l’argent.

La remplaçante idéale de Roxie était une jeune voisine de seize ans, Mona. C’était l’as des hackers et un ami détective spécialisé dans la cybercriminalité lui confia qu’il la gardait sous surveillance constante.

Sunderson ne révéla bien sûr pas aux parents qu’une autre plainte avait été déposée contre ce prêtre, mais les verdicts assortis du paiement de millions de dollars le hérissaient, convaincu qu’il était que dix mille voire vingt mille dollars devraient largement compenser une pipe maladroite. Comme le gamin pesait quatre-vingt-cinq kilos et était solidement bâti, Sunderson ne put s’empêcher de soupçonner que le plaignant était sans doute aussi coupable.

Le prêtre détourna l’attention de Sunderson, car au mois d’août précédent on avait tenté d’inculper un ecclésiastique dont les lèvres seraient entrées en contact avec le pénis d’un garçon durant une baignade organisée par l’église ; mais quand Sunderson interrogea le garçon en présence de ses parents, ce dernier n’était absolument pas sûr que c’était le prêtre, car il y avait des dizaines d’autres nageurs et le garçon reconnut que ce contact sexuel s’était produit sous l’eau. Le père du gamin, frustré de voir s’envoler un procès juteux, avait quitté la pièce en claquant la porte. Assureur de son métier, c’était aussi un escroc notoire.

Le rapport quotidien adressé à son supérieur hiérarchique relevait de la simple routine, mais il s’agissait d’ordinaire d’une liste de suppositions non prouvées jusqu’au jour où l’on touchait le jackpot.
1. Encore remarqué que tous les couples de la secte ont des filles âgées de onze, douze, treize ans ou plus. À propos de la rumeur d’abus sexuels, Dwight met-il sur pied son élevage personnel ?
2. Tous les membres de la secte restent bouche cousue, mais ils sont intarissables sur les niveaux de développement spirituel qu’ils souhaitent atteindre.
3. Il faut que je trouve une femme de ménage pour nettoyer cette putain de maison de la cave au grenier.
4. J’ai peu de chances de résoudre cette affaire avant ma retraite, une sur mille, mais la curiosité me tient par les couilles. Historiquement, l’Amérique a toujours été bourrée de sectes, pourquoi ?

Sunderson ne s’intéressait nullement aux romans policiers, ces livres pour enfants qui égrenaient les recettes du chaos, mais il n’était guère évident de prouver qu’un délit quelconque eût été commis. Peu de citoyens comprenaient la trivialité du boulot d’un inspecteur dans cette région reculée et non urbaine – en ville, même si l’on faisait parfois appel à Sunderson pour résoudre une affaire délicate, la police s’occupait seule de ses propres délits affligeants. En tant qu’historien amateur, Sunderson avait un faible pour l’expression délicieuse d’Hannah Arendt, « la banalité du mal ».

Il ne savait pas avec certitude si G.M. était un criminel, au sens où il y aurait eu des preuves indiscutables contre lui. C’était son premier cas vraiment intéressant depuis des années. Tout avait commencé quand un homme était venu dans son jet privé de Bloomfield Hills jusqu’à Marquette pour montrer à Sunderson une feuille de papier prouvant un retrait de trente mille dollars sur le compte en banque de sa fille. Cette petite était la « reine » de l’enclave de G.M. Célibataire et blanche, elle avait vingt-cinq ans.

au cours des vacances de Thanksgiving quand il irait voir sa mère, âgée de quatre-vingt-sept ans, qui vivait dans un endroit nommé Green Valley, en Arizona. Sunderson ne savait quasiment pas se servir d’un ordinateur, mais Roxie, la secrétaire qu’il partageait avec d’autres policiers du bureau, avait cherché Green Valley sur Internet, et de fait cet endroit n’était guère verdoyant, surtout les montagnes beiges de déchets miniers situées à l’ouest de la résidence pour retraités.