Le collectionneur de sons (Colectionarul de sunete) –
Anton Holban****nouvelles traduites du roumain par
Gabrielle Danoux 2015
« A l'écoute d'un morceau de musique, je suis ému en permanence et incapable de la moindre réflexion. »p.90 avoue
le Collectionneur de sons au lecteur et, je crois, surtout à lui-même.
Hommage d'
Anton Holban à son ami Sandu qui a vécu sa vie entouré de musique et une non moins touchante ode à la musique qui par l'ouï peut faire voir, sentir, imaginer, éprouver.
Quelques uns de mes souvenirs ont été éveillés à la lecture de cette nouvelle, moments vécus avec intensité pendant mon enfance et ma jeunesse sur les sièges et bien plus souvent sur les strapontins de l'Opéra et de l'Athénée de Bucarest, là où nous nous retrouvions tous les enfants du paradis, les absents étaient sur le boulevard du Crime.
Anton Holban m'a prise par la manche et ne m'a plus lâchée avant de finir ce qu'il avait à raconter. le lire je l'écoute me parler, comme si son discours solitaire avait besoin d'un compagnon de chemin.
Écriture à vif d'une oralité vibrante, elle se déploie à partir d'un andante introductif pour passer à allegro vivace turbulent et inquiet, en défilé rapide de notes blanches et noires. Inutile de déchiffrer la partition, il suffit de l'écouter. «Il y a une différence entre aimer la musique et la comprendre, comme entre construire un vers et le savourer. »p.89 « Je prends mon propre exemple en littérature… Je me trouve par exemple devant une page qui procure de l'enthousiasme aux lecteurs prétentieux. Mais j'observe aussitôt les fausses notes, les mots inappropriés. A mon corps défendant, l'esprit critique chasse la joie. Y compris devant la page la plus reconnue j'ai des objections à faire. A l'écoute d'un morceau de musique, je suis ému en permanence et incapable de la moindre réflexion. »p.89
Le collectionneur de sons, passion dévorante, nourriture essentielle, vitale, unique pour l'amoureux qu'était Sandu, incomprise, ou autrement ressentie par les autres. Les notes de l'écriture d'
Anton Holban vont d'un fortissimo de passion quand « un monde fou s'entassait dans la salle de l'Athénée »p.91 à un diminuendo de déception devant le présent « les concerts exceptionnels se font rares. Chaque soir, dans le noir, l'Athénée paraît endormi »p.93 (l'auteur avait à peine 35 ans à sa mort en 1937) et le sombre finale « personne n'a plus le temps de se réjouir paisiblement des hommes, de l'eau qui scintille, du parfum des arbres ."p.98
Un moment, un fait de la réalité peut le porter vers des interrogations, des développements ou des questionnements sur la vie et ce qui lui appartient, la mort. S'appelleraient-elles Hallucinations ? Ce n'est qu'un nom et la nouvelle qui porte ce titre n'est qu'un fragment, une petite part des tourments, des nostalgies qui enveloppaient
Anton Holban « des envies de danser et de mourir » p.40
A la lecture de ses nouvelles je pense à des fragments ou essences d'une pensée et d'une vie qui s'acheva trop vite.
Fragments forts, éclatants, graves aussi et j'irai jusqu'à dire poignants, exercice de style difficile pour exprimer d'une manière concise une histoire, et dans le même espace lui faire pousser des ailes vers l'imagination toujours prête à combler les « lacunes », à créer quelque chose de grand à partir d'une partie, d'un élément.
Les souvenirs d'
Anton Holban reviennent en phrases rythmées par des parcours lents dans quelques intériorités ou des passages soutenus vifs rapides et animés, tous ses fragments dans un ensemble où la respiration trouve sa cadence l'intérêt son sujet et l'émotion son terrain.
Le collectionneur de sons, est un fil conducteur des neuf nouvelles, il garde en mémoire la musique des souvenirs, comme celle qui peut s'écouter dans un au-delà, la musique des mots qui deviennent paroles aux sons des obsessions ou des pansements pour des plaies toujours ou encore inconnues.
Loin d'épuiser mon ressenti à la fin du parcours des 9 nouvelles je me suis accrochée à juste quelques éléments du style de cet auteur disparu trop tôt (je me demande quel sens donnerait la vie à notre désespéré « trop tôt »…).
Fragments de souvenirs et d'impressions, fragments de temps, morceaux détachés d'un tout ou cherchant à le rejoindre, pièces éparses, uniques et différentes l'une de l'autre, incroyablement et fortement liées, un legato à qui un amoureux de la musique a donné tout son sens.
Une dernière citation avant la fin, de la plus courte des nouvelles, Petite aventure sur une interminable plateforme (petite pièce d'un grand tout). Dans un compartiment de train, l'auteur, une japonaise et un groupe bruyant d'allemands imbibés d'alcool :
« La Japonaise se recroquevillait, collée à la vitre comme une pétale, craignant d'attirer l'attention… C'est alors que s'accomplit un miracle qui ne dura qu'un instant. Instant qui s'est cristallisé à jamais dans ma mémoire si fragile d'habitude. Elle fit un signe du visage : elle ferma les yeux à moitié, entrouvrit déjà légèrement ses lèvres, puis doucement, transparent et pourtant visible, flottant dans l'air et tombant sur mes yeux, détacha un sourire. Il comprenait presque tous les signes : tragique mais plein d'espoir, indulgent et révolté, protestataire et résigné tout à la fois. Je l'ai senti me caresser. Ce fut un instant de parfaite entente, inattendue pour deux parfaits inconnus, de deux mondes différents et aux goûts différents… A l'instar d'un corps céleste venu de l'inconnu, qui s'approcherait, prometteur ou menaçant, pour rebondir aussitôt et, aussi vertigineux et capricieux, retourner dans l'espace. »p.85
Vive émotion à la lecture de cette traduction du roumain faite par
Gabrielle Danoux (notre Tàndàricà sur Babelio). Son immense connaissance des deux littératures (pour ne parler ici que de la France et la Roumanie) et son exceptionnelle maîtrise de leurs richesse, finesse et subtilités, de leur musique aussi et pas en dernier, son amour pour l ‘écriture, pour sa poésie et son esprit, son travail de fourmi, de galérien ou de bénédictin qu'elle connaît oh combien, font de ce recueil de nouvelles encore un bijou qui sorti de l'écrin de sa langue maternelle trouve celui de la langue française, amie de longue date. Un grand merci, Gabrielle, pour ton travail d'une remarquable qualité.