L'agence Pinkerton, tome 1 : Le châtiment des hommes-tonnerre

Alors qu'elle me dévisageait, je découvris dans son regard mille lucioles argentées que je n'y avais jamais vus briller et elle me parut plus belle et touchante que jamais.

- La devise de l’Agence est celle-ci : « Nous ne dormons jamais. » Si tu portes l’insigne, tu devras ouvrir l’œil à chaque heure du jour et de la nuit. L’Agence sera ton foyer, l’Agence sera ton église. Si tu as des dettes, paie-les. Des comptes à régler ? Efface-les. Une petite amie ? Quitte-la. Car celui qui devient un Pinkerton ne peut avoir d’attaches d’aucune sorte. Il devient un bouclier pour ses concitoyens et, à ce titre, doit être irréprochable. Le Président des États-Unis a l’œil sur nous, mais c’est d’abord à notre directeur que nous devons allégeance car il a le pouvoir de briser toutes les juridictions, civiles ou militaires. Je suis clair, jusque là ?

Désormais, je n'éprouvais plus qu'un seul désir, celui de devenir représentant de l'Ordre. Mieux encore : devenir l'Ordre. Qui ne connaissait pas le pouvoir de l'agence Pinkerton, ses méthodes implacables, ses ramifications à travers notre immense pays en construction ? Sans parler des mille légendes qui couraient sur son compte et l'entouraient d'une aura si mystérieuse que son seul nom suffisait à effrayer le brigand comme le corrompu ?

Je n'avais pas d'inquiétude particulière quant à ma faculté à trouver un emploi. J'étais un solide gaillard de vingt ans, assez âgé pour avoir été serveur, palefrenier, marchand d'armes itinérant et encore assez immature pour imaginer avoir raison sur tout. J'avais des cheveux noirs délicatement frisés, des yeux bleus foncés, une fine moustache et, à ce qu'on disait, un sourire charmeur de vendeur d'elixirs. Je portais en prince un costume gris à rayures encore assez bon pour donner le change. Ajoutez à ma belle allure un superbe chapeau - pas un de ces horribles stetsons de cow-boy, non, un melon en velours à bords roulés - et vous obtiendrez l'image du jeune coq bouffi d'ambition que j'aimais donner de moi.

Laissé seul en première classe, Brooke commençait à trouver le temps long, et, ne le voyant pas revenir, décida de partir à sa recherche. c'est alors que le train fut soudain plongé dans le noir complet. A croire que les lampes pourtant protégées par des globes de verre venaient d'être toutes soufflées en même temps. Des protestations indignées fusèrent. La maîtresse d'école à l'origine de l'incident se ratatina sur son siège, subitement confuse d'avoir provoqué une telle cascade d'évènements.

Je crois que cette histoire, c'est une invention des passagers. Ça peut s'expliquer par l'envie de rompre la monotonie du voyage, ou simplement une hallucination collective.

Salt Lake City, États-Unis

Hiver 1869

Quand les trois hommes montèrent à bord du Transcontinental pour Sacramento, le moins prévenu des observateurs aurait immédiatement deviné qu'ils appartenaient à «l'Agence». Certes, ils n'arboraient aucun insigne officiel mais une foule de détails concordants ne laissait planer aucun doute sur le sujet. D'abord, ils étaient tirés à quatre épingles, costumes sombres, gilets de soie passés sur chemises blanches, chapeaux ronds à bords roulés, sortant à l'évidence de la même boutique de confection. Au-delà de cette élégance, ils soignaient visiblement leur hygiène, vertu étonnante à cette époque où le bain était encore un luxe bourgeois. Mais c'était surtout leur posture qui ne prêtait à aucune confusion, cette manière inimitable d'être sur le qui-vive, l'oeil mobile, la main ballant le long de la cuisse, prête à dégainer les revolvers Remington Model Army qui s'y trouvaient accrochés.

Et quand bien même ces détails auraient échappé au plus négligent, il restait toujours ce qui différencie ceux de «l'Agence» du commun des mortels : cette arrogance naturelle, cette satisfaction de soi qui, quoi qu'ils fassent pour la dissimuler, ressort en toute circonstance. Car un membre de «l'Agence» sait au fond de lui-même qu'il a été élu au sein d'une des institutions les plus fermées d'Amérique et il ne peut s'empêcher d'en tirer une certaine vanité.

Donc, ces messieurs eurent beau saluer poliment les dames tout en s'installant à leur place comme tout un chacun, rouler leur cigarette sur leur moustache cirée, les voyageurs avaient déjà compris qu'ils n'étaient ni d'élégants flambeurs de saloon - avec qui on les confond souvent - ni des propriétaires terriens partis négocier l'achat d'un troupeau.

L’agence Pinkerton embauche des détectives Urgent Entretien ce jour à midi au restaurant Chez Rouillard, à Salt Lake City.

-- Ce Morley me fait l'effet d'une belle canaille, (...)
-- Pas une canaille, corrigea Weyland, pire: un homme d'affaires. La rentabilité au prix de la sueur et du sang des autres pour atteindre les objectifs fixés. Ces types, j'en ai rencontré toute ma vie. Ils m'ont dégoûté à tout jamais du luxe et du confort.

L'agence pinkerton embauche des convoyeurs urgent.Entretien ce jour a midi au restaurant "Chez Rouillard", à Salt Lake City.