AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Darkcook


Ce cher Avril, toujours symbole du printemps bucolique et poétique, fut pour moi le moment où ma mère, à la lecture du magnifique début du poème "À Celle qui est restée en France", m'interpella, émue, pour me rappeler à mes devoirs : "Fils hugolien, tu dois absolument lire Les Contemplations!". Ce que je fis depuis.

Mon admiration sans bornes pour le grand Victor n'a plus aucun secret pour mes amis, proches et lecteurs sur Babelio, mais je n'avais jamais vraiment lu de recueil de poèmes en entier. Souhaitant m'éloigner de la politique et de la noirceur, vu mon sujet de thèse sur le roman noir historique qui baigne dans ces cercles, je m'empare donc avec grande envie des Contemplations, ayant raison à demi, m'attendant à y trouver, alors que ce ne sera que par endroits seulement, un pendant diurne aux Châtiments, un Hugo qui a délaissé l'assemblée et les horreurs des rues de misère sous le joug de Napoléon III, pour les bois, les champs, les rivières, la nature.

J'avais sous-estimé la destination et la présence dans ce livre, de la malheureuse Léopoldine, fille d'Hugo décédée à 19 ans, noyée accidentellement avec son époux Charles Vacquerie dans la Seine. Nous sommes ainsi bien loin d'un recueil de poèmes ronsardiens constamment lumineux, et la mort est omniprésente. Hugo a conçu cette horde hallucinante de poèmes sur 22 ans, et a scindé le recueil en deux parties, "Autrefois", effectivement plus pastorale, où l'innocence règne encore, et "Aujourd'hui", livre du deuil, du doute face à Dieu, de l'exil, puis de la foi retrouvée. Ces deux parties sont elles-mêmes divisées en six livres thématiques assez différents, qui pourtant se répondent en échos. Il y a un jeu de double chronologie, une artificielle, pour l'homogénéité thématique, la construction logique du recueil, et la véritable, révélée par mon édition, qui aide à comprendre la genèse de chaque poème et les liens à tisser entre eux.

Le premier livre, "Aurore", fait logiquement suite au "Lux" qui refermait Les Châtiments, et, comme beaucoup l'ont dit, c'est le livre de la jeunesse, de l'adolescence, des amours, et aussi des arts poétiques d'Hugo. Il renferme le très violent "Réponse à un acte d'accusation" où Hugo démolit les autorités et auteurs du XVIIe siècle, suscitant sans doute dans un épisode traumatique l'ire d'une prof de ma fac vénérant Corneille et sa clique, qui ne peut s'empêcher de lancer des piques cinglantes à Hugo et au XIXe en cours. Il forme en quelque sorte une trilogie avec "Suite" (la véritable conception de la poésie par Hugo, avec ses influences), et "Le poëme éploré se lamente...". "À Propos d'Horace" est un épisode génial où Hugo s'en prend cette fois aux maîtres d'école pédants et austères, aux récitations bêtes à mourir du latin qui s'opposent à la sensibilité que peut procurer l'étude de ces auteurs. Pour contrebalancer, il chantera les mérites du "Maître d'études" au livre III. Ses amours bucoliques sont notamment abordées dans "Lise", "Vere Novo", "Elle était déchaussée, elle était décoiffée" ou "Unité". "Quelques Mots à un autre", "Oui, je suis le rêveur ; je suis le camarade", "Il faut que le poëte, épris d'ombre et d'azur", constitue une autre trilogie de projet poétique pour Hugo.

Mais le livre II, "L'Âme en fleur" (influence plus tard sur Proust?) se débarrasse de toute revendication artistique pour s'abandonner pleinement aux délices de la contemplation de la nature. Ses perles sont innombrables, et il demeure mon favori avec le IV. Je citerai "Lettre", "Nous allions au verger cueillir des bigarreaux", "Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux", "Les femmes sont sur la terre", le terrifiant et étrangement nommé "Églogue" qui augure déjà d'une tension entre nature et mort, et tous, du "Billet du matin" et "Paroles dans l'ombre" jusqu'à "Je respire où tu palpites". Parmi eux, il faut souligner le célèbre "Je sais bien qu'il est d'usage" où Hugo fustige L Histoire, qui n'a de cesse de sanctifier tyrans et bouchers. L'excellent "Ponto" y répond au livre V.

Le livre III, "Les Luttes et les Rêves", me plaisait moins dans son ensemble, car moins approprié à mon humeur, apparaissant dans son ensemble comme un appendice aux Châtiments. Il contient moins de pièces qui m'ont subjugué, mais les quelques-unes qui l'ont fait m'ont absolument passionné et transporté : "Melancholia", portrait noir écoeurant des vicissitudes de l'Homme, de sa cruauté, du cloaque de la ville, qui se termine par un appel vibrant d'Hugo à l'exil solitaire et salvateur dans le sein des bois. La fabuleuse promenade de "Je lisais. Que lisais-je? Oh! le vieux livre austère", "Le Poëte" sur son idole Dieu Shakespeare, "La Nature", où un arbre la fontainien se dresse magistralement contre la peine de mort, et enfin "Magnitudo Parvi", très long et très connu chef d'oeuvre de va-et-vient entre la contemplation cosmique et l'intériorité auguste du pâtre solitaire au fin fond de la nature, aisément figure d'Hugo et de ses nombreuses idoles chantées dans "Les Mages" (livre VI) et reprises dans son essai William Shakespeare (ce dernier, Dante, Job, Eschyle, Saint Paul, Tacite...), sages au-dessus du reste de l'humanité. Je retiendrai aussi "Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans", qui aurait pu être dans le livre II, où "La Statue", malgré le peu d'affection manifeste d'Hugo pour l'empire romain, qui heurte sa sensibilité de chrétien.

Et on arrive à la fameuse seconde partie plus sombre, "Aujourd'hui", et au joyau absolu du recueil, son livre IV "Pauca Meae", sur Léopoldine, sa mort, et le deuil terrible qui frappe le poète. C'est à mon sens, de loin, le livre le plus touchant et le meilleur passage des Contemplations, qui regorge de pièces fabuleuses, toutes simples, d'une sincérité désarmante, dans les souvenirs chers, tendres, en somme, exactement ce que je cherchais, et bien loin de ses constructions dantesques plus travaillées mais quelques fois moins réussies. Tous ses poèmes à partir de "Trois Ans Après" jusqu'à "Charles Vacquerie" sont autant de gouttes du nectar de son inspiration portée par le chagrin, l'incompréhension et la déploration. Ces poèmes-là possèdent un tel liant qu'on a l'impression de lire un roman familial, pastoral, versifié. Son bijou le plus célèbre et le plus beau reste "Demain, dès l'aube...", mais tout est magnifique.

Ça se gâte un peu ensuite, à mon goût. Sans doute parce que, même ses plus grands admirateurs le reconnaissent, Hugo écrit trop, et un motif, une idée, qu'il développe dans un poème génial, seront réutilisés dans maintes pièces, en beaucoup moins bien. le livre V, "En Marche", celui de l'exil, offre ainsi sempiternellement l'image du poète seul, prisonnier sur son rocher au milieu de l'océan, et s'avère assez répétitif. Certes, les autres livres brodaient eux aussi sur un même thème général, mais ici, et dans le suivant, ça m'a particulièrement frappé et freiné. Hugo remercie ses amis et soutiens ("À Aug.V.", À Alexandre D."), réfléchit sur l'évolution de sa création poétique ("O, strophe du poëte, autrefois, dans les fleurs"), tente encore un peu quelque pastorale ("J'ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline") ou retrouve le pâtre de "Magnitudo Parvi" dans "Un mendiant". Mais ce sont des pièces qui n'ont rien à voir avec cette prison insulaire qui retiennent notre attention : "Ponto" déjà mentionné, "Claire P." qui arrache des larmes, "Écrit en 1846" qui détruit le royalisme et le propre passé idéologique d'Hugo, ou "Les Malheureux", qui rassemble martyrs et oppresseurs vils. Carton rouge sur "Cérigo", sorte d'hommage raté au "Voyage à Cythère" de Baudelaire, dont on aurait pu se passer.

Le livre VI, "Au bord de l'infini", est celui du dialogue avec la création, dans l'espoir humble d'y voir Dieu, et dans le regain de la foi après les doutes suite à la tragédie de Léopoldine et de Charles Vacquerie, inspiré par ses séances de spiritisme. Il souffre de la même inégalité que le précédent, et de la scansion par Hugo, encore et encore, des mêmes idées. Il faut croire en Dieu, dont la trace est évidente en observant la création, les merveilles de la nature, les cieux et l'océan déchaîné. "Ibo", "Écoutez, je suis Jean" ou "Pleurs dans la nuit" (même si celui-ci n'est pas parfait) marquent, mais ils sont suivis de déclinaisons inutiles et de pas mal de productions oubliables. Heureusement, le recueil retrouve le sublime à partir de "Relligio" (suite de l'exceptionnel "À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt" du livre IV) et on atteint l'incroyable "Ce que dit la bouche d'ombre", poème titanesque où un esprit déploie devant Hugo l'échelle de la création sur Terre, du paradis à l'enfer, avec une perpétuelle métempsychose, sublimation ou dégradation à partir du pêché originel (avec l'idée effrayante que les pires tyrans sont mués et emprisonnés en vulgaires cailloux, déjà abordée dans "Pleurs dans la nuit"). Hugo reprend la parole à la fin pour contrer l'esprit et apporter l'espoir pour toutes et tous, à la manière des "Malheureux". Malgré la lecture heurtée de ce dernier livre, on ne peut que saluer le génie du Maître lorsqu'il bâtit de tels édifices, véritablement nés d'une inspiration divine, où la force des mots et des rimes sait nous rappeler notre amour de la littérature.

Les Contemplations se referment ainsi par l'épilogue "À celle qui est restée en France", ultime adresse à Léopoldine, post-scriptum aux "Pauca Meae" et au livre VI. Quel recueil! Même si j'ai pesté sur certains poèmes moins réussis des deux derniers livres, ce fut un régal savouré pendant six mois, et un retour salvateur aux classiques, moi qui ai beaucoup moins le temps d'en lire avec ma thèse polardeuse. J'espère en grignoter encore quelques-uns dans le futur proche. Je n'étais pas un grand lecteur de poésie jusque-là, y préférant l'intensité, l'efficacité, le caractère condensé et le spectacle flamboyant du théâtre, ainsi que l'unité romanesque, mais le Spleen de Paris lu il y a deux ans, David Peace et sa création autiste de polars poétiques, et enfin Les Contemplations, m'auront réconcilié avec ce genre et sa suprématie! J'en lirai un peu plus désormais, toujours dans la mesure de mes disponibilités. Notamment deux ou trois recueils qui m'appâtent et m'attendent depuis trop longtemps dans ma bibliothèque...
Commenter  J’apprécie          280



Ont apprécié cette critique (18)voir plus




{* *}