Ils ont quatre-vingt ans, dont ils ont vécu les trois dernières dans une maison qu'ils ont découverte abandonnée dans une clairière, et rendue assez sommairement habitable en lisière du monde.
Elle est « écri-vaine », et se retrempe de temps à autres dans le monde des hommes à l'occasion d'un salon littéraire par exemple ; quant à lui, l'on ne sait trop de quoi il a vécu sauf qu'il n'a jamais eu d'employeur. Ils se connaissent depuis l'âge de cinq ans, il y a toujours eu beaucoup de liberté entre eux, et l'on apprend en quelques lignes qu'ils ont « semé deux enfants au coin d'un bois et dont les enfants ne lisent pas de livres. » le roman quant à lui tire son titre de l'arrivée d'une chienne apparemment victime de sévices, enfuie à travers bois et finalement recueillie par le couple enfui lui aussi de « la Société ». « Comme j'avais lu
Donna Haraway, je servais Yes [la chienne] avec toutes les excuses qu'un être humain doit à son chien, tandis que Grieg [le compagnon de cabane au fond de la clairière] en rajoutait, affirmant qu'en effet une théoricienne féministe, au XXI siècle, ne mange pas sans que son chien mange lui aussi. Que l'essentiel du combat se situait exactement là. Et il ricanait comme un sale gamin » [165].
Certes, il est difficile de ne pas partager la tristesse mêlée de colère devant l'état du monde ruiné par l'humanité, en particulier le sort qu'elle réserve au vivant. C'est plus difficile d'ériger la commensalité avec le chien en paradigme essentiel du combat de l'homme contre ses propres aberrations. Les postures contradictoires s'accumulent au fil des pages, avec ces deux congélateurs que l'on continue à remplir avec des produits achetés, et alimentés en électricité nucléaire alors que le potager de la clairière est à l'abandon ; l'on fait ces incursions dans la société méprisée mais quand même nécessaire à l'aide d'un 4x4 (puisque la marque est citée, un Toyota RAV quand même, là où l'on eût attendu une antique Lada Niva ou un modeste et contemporain Duster assemblé en Roumanie ou au Maroc) bien utile par ces chemins boueux. Et « puisqu'en bas la société fonctionnait comme toujours, j'ai appelé le service qui se chargeait des bêtes mortes »[160] quand meurt la vieille ânesse qui a traversé une partie de la vie du couple au gré de ses pérégrinations.
On finit par se trouvé gavé par ce mélange mild-crypto-punk saturé de références culturelles au détour desquelles l'on parvient même à connaitre la marque de la bouffarde préférée de
Jean Giono (la page 273 nous apprend qu'il s'agissait d'une Butz-Choquin, s'il vous importe de fumer en référence). Et la page 162, mêlant l'Edit de Nantes, Youtube, Kathia Buniatishvili, la Rhapsodie hongroise n°2 de
Franz Liszt, piliers d'un temple entre lesquels s'égare cette pauvre « Betty Boop née des doigts de Grim Natwick le 9 août 1930 », n'est qu'un des nombreux sommets d'une trop longue crête...
La chute du roman est bâclée : Grieg semble bien près de s'éteindre après un sérieux coup de mou, mais il reprend finalement sa trajectoire antérieure. le livre s'achève lorsque la chienne disparaît : « depuis, j ‘ai un trou à la place du coeur, et mon corps, lui, ne veut plus rien entendre, tandis qu'autour de nous, le monde continue sa course vers le pire. de temps en temps, assise à ma table, je murmure son nom » [283 ème et dernière page]. Grieg s'en fout, il est retourné dans sa thébaïde aux murs de livres.
Le prix Femina, le dithyrambe paru dans le Monde du 30 octobre 2022, ne peuvent à mes yeux masquer l‘alliage de complaisance, de démagogie et de snobisme dans lequel est coulé ce roman. Sans oublier l'oxymore d'une revendication de liberté critique prisonnière d'autant de clichés !