Quand vous vous saisirez de ce livre, préparez-vous à recevoir un choc.
Pourtant,
Nancy Huston ne vous prend pas par surprise. Elle vous révèle d'emblée l'étrange attraction qu'exerce sur elle le Cambodge, cet état indéfini dans lequel la plongent la douceur émanant des Khmers et ce sourire inaltérable qu'ils affichent alors même qu'ils connurent le pire des martyrs, dont leurs corps conservent les stigmates bien visibles. Mais ce trouble demeure difficile à appréhender...
L'histoire récente de ce pays lui semble faire écho à la sienne. Ce marxisme dogmatique qui conduisit un peuple à sa perte, qui fut l'artisan de sa propre destruction, ne lui est pas étranger. Inlassablement,
Nancy Huston sonde cette histoire. Elle cherche quelque chose qui se dérobe à elle, mais qu'elle ne peut ignorer. Jusqu'au frémissement soudain. Terrifiante révélation. Ces
lèvres de pierre des bouddhas ancestraux, ces sourires, masques pudiquement jetés sur les blessures et les douleurs, ceux-là mêmes qui lui permirent longtemps de taire ses propres fêlures, ce sont aussi ceux de Pol Pot.
L'auteure déroule alors le fil de l'histoire du tyran. Remontant à ses plus jeunes années, elle dit sa vie constellée d'échecs, peignant les traits d'un personnage maladroit qu'un ardent désir de reconnaissance jamais satisfait rendit pour toujours insensible et froid.
Du côté du lecteur, on résiste. On se refuse à entrer dans l'intime de celui qu'on ne veut qualifier d'homme. On la suit pourtant. La sobriété du texte et les phrases sèches, dénuées d'affectivité, n'invitent certainement pas à l'empathie. Encore moins à justifier ce que l'on sait qui s'ensuivra. le mépris et la violence qui règnent sur le pays, entre colons français et attaques américaines, ces terribles agressions que subit tout un peuple, en se conjuguant avec les humiliations intimes de celui qui n'est encore que Saloth Sar, donneront naissance à Pol Pot.
Les blessures intimes, les outrages, Dorrit, double littéraire de
Nancy Huston, connaît. C'est sa propre histoire qu'elle relate à présent. de l'abandon de sa mère à la légèreté de son père, de ses premières amours à la découverte des diverses formes de domination masculine, elle ne cache rien. Dans les années 70, cette domination est d'autant plus insidieuse et perverse qu'elle s'exerce dans un climat de libération sexuelle qui somme la femme d'être réceptive et consentante. Alors Dorrit se prête à certaines expériences dont elle ne mesure pas immédiatement la violence ni la portée. Et Dorrit sourit. Et Dorrit finit par martyriser son corps. Jusqu'à ce que certaines rencontres et certaines lectures lui permettent de comprendre ce qu'elle a subi et d'y mettre des mots.
Qu'elle évoque son propre cheminement ou celui de Pol Pot,
Nancy Huston use de la même distance. Construit selon une parfaite symétrie, avec un déroulé et des phrases se répondant d'une partie à l'autre, ce texte est d'une maîtrise et d'une force incroyables. Alors que l'analogie entre son expérience et celle de Pol Pot pourrait paraître fallacieuse, elle se révèle au contraire des plus convaincantes. En procédant pas échos,
Nancy Huston n'établit pas à proprement parler de comparaison, mais montre la puissance de déflagration induite par la violence subie de part et d'autre, violence intime et sociale, dont les séquelles sont incommensurables.
Le propos ne manquera sans doute pas de prêter à controverse et appelle la discussion. J'ignore si
Nancy Huston avait commencé à écrire ce livre avant l'affaire Weinstein, mais sa publication dans ce contexte lui donne évidemment une résonance particulière.
Quoi que l'on puisse en penser, l'exceptionnelle acuité de ce texte et la lucidité de son auteure sont absolument impressionnantes. En ce qui me concerne, je ne doute pas que ces pages laisseront en moi une empreinte durable.
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