Je ne suis pas retourné la voir le lendemain, ni le surlendemain. Le mardi suivant, je lui ai téléphoné. Elle a demandé qui était à l'appareil, je n'ai rien dit. Elle s'est énervée, j'ai gardé mon calme et j'ai raccroché d'un geste lent.
Je suis sorti tout de suite après, j'ai dîné seul dans une brasserie.
En rentrant, je l'ai à nouveau appelée. Cette fois je me suis présenté et je lui ai demandé si elle était libre vendredi soir pour aller au théâtre. D'après le bruit, je crois qu'elle a laissé tomber le combiné par terre. Je l'ai entendue pleurer. J'ai raccroché.
Je me suis réveillé dans la nuit. J'ai eu envie d'entendre sa voix. Son téléphone sonnait à l'infini, comme si elle avait débranché la prise. Elle devait être en train de dormir. Elle n'avait pas un sommeil paisible, elle ouvrait souvent les yeux dans l'obscurité et elle était étonnée de ne pas me voir. Elle se rendormait.
Demain peut-être, elle ferait changer son numéro. Elle demanderait à son ami d'habiter avec elle, et de me casser la figure si je revenais l'importuner. Je me laisserais frapper, je resterais sur place après la correction. Au matin, ils me trouveraient sur le parking, debout, stoïque malgré mes blessures.
J'avais soif d'un foyer, d'une progéniture.
Je voulais Sophie enceinte de moi le plus tôt possible. J'étais fier de porter mon premier enfant en germe dans mes testicules, je les soupesais souvent, comme pour m'assurer qu'ils n'avaient perdu ni en poids, ni en volume. Je ne pouvais pas m'empêcher de dire à mes collègues que j'allais être bientôt père.
_ un garçon ? une fille ?
_ nous ne savons pas encore.
_ des jumeaux ?
_ peut-être.
J'appréciais de la posséder là, dans un endroit insolite. Je suis sûr qu'elle éprouvait quand même une certaine joie à se sentir réduite à une ouverture qu'elle ne pouvait défendre, contrairement à une bouche qui peut serrer les dents.
Son avarice de paroles cachait sans doute un psychisme squelettique, une intelligence naine et une impuissance absolue d’aimer. Elle était incapable d’éprouver un sentiment fort pour un homme, pour une femme. Elle aurait pu à peine s’occuper d’un chien, d’un chat, ou d’une souris blanche dans une cage.
Je me demandais si je n’étais pas passé à côté de son intelligence, et si en l’abordant avec davantage de diplomatie je n’aurais pas pu faire la connaissance d’un personnage attachant, malicieux, à la place de cette poupée sans intérêt qui se tenait toujours sur la défensive.
J’aurais voulu l’infibuler après chaque coït.
Quand tout était terminé, j’imaginais le chemin que suivait mon sperme en elle, de la gorge à l’estomac, jusqu’au clou de sa destinée dans la cuvette des W-C.
Au réfectoire, je supporterais mes collègues racontant leur vie insignifiante entre deux fourchettes de purée. J’éprouverais une certaine joie à me taire, à ne participer que de la déglutition à ce moment lamentable.
Mon seul désir serait de me mettre au lit, de m’endormir comme une masse. Elle ne me viendrait jamais plus à l’esprit.
À cause d’elle, je perdais des tronçons de vie gros comme des trimestres, ou fins comme la nuit qui était en train de s’écouler. Sans parler des soixante jours de prison que j’avais subis par sa faute, et que je lui avais pardonnés depuis longtemps.