C'est un livre de bonne facture, ambitieux et imposant, qui revisite le thème du roman d'apprentissage dans le contexte de la France contemporaine. L'auteur a lu les grands écrivains du XIXème siècle, ne s'en cache pas, et inscrit son roman, avec un courage certain, dans cette prestigieuse filiation.
Son héros, Cyrille Bertrand, est un jeune poète putatif: c'est-à-dire que ce qui fait de lui un poète, ce n'est ni une oeuvre (inexistante), ni un statut social (incertain), ni même le temps (dérisoire) qu'il consacre à l'écriture, mais un rapport au monde, une forme d'incompréhension douloureuse et d'insatisfaction congénitale vis-à-vis des modèles de réussite que la société propose. Alors que ses glorieux prédécesseurs (Fabrice del Dongo, Eugène de Rastignac...) brillent par leur détermination, Cyrille se distingue au contraire par son absence de volonté et d'ambition, par son sentiment d'inadéquation, par son désir de ne plus être au monde.
Le roman navigue entre l'intime et le social, entre le sentimental et le politique, entre la poésie et l'essai. Cette dualité de forme et de contenu n'est pas si fréquente dans le roman moderne, et les efforts de l'auteur pour épouser plusieurs registres doivent être salués. Il me semble, cependant, que le versant intime de l'histoire, qui repose sur la description des états d'âme de Cyrille et de son inaltérable solitude, est bien plus réussi que celui qui concentre les observations de l'auteur sur notre société.
Dans la deuxième partie, le roman se transforme peu à peu en un pamphlet lourd et dépourvu d'esprit, qui prend pour cibles principales les champions de l'indignation morale, les intellectuels vains et moralisateurs, et les CSP+ arrogants et incultes. le pinceau que tient l'auteur pour brosser ses portraits semble avoir été emprunté à Valeurs actuelles ; il aurait fallu un instrument plus fin pour éviter que ces descriptions ne basculent dans une satire si hargneuse et grossière. C'est même un certain agacement qui nous gagne lorsque l'auteur dessine en creux sa vision de l'écrivain, être supérieur qui seul échappe à la décadence au milieu d'une foule d'igorants biberonnés à Netflix et obsédés par les sources faciles de divertissement.
Il faut espérer que le succès mérité de ce livre redonne un peu de foi à
Patrice Jean quant aux aspirations intellectuelles et morales de ses contemporains. Il faut également espérer qu'il poursuive son impressionnante progression et nous gratifie au plus vite d'un nouvel ouvrage.