Le narrateur de ce roman reproche à internet de donner la parole à des gens qui devraient se taire, et qui s'improvisent critiques littéraires. Je suis bien d'accord avec lui, mais je mettrai mon grain de sel quand même.
"Tour d'ivoire" pourrait être un roman anti-moderne de plus, après Houellebecq, Bruno Lafourcade, Patrice Jean lui-même et d'autres auteurs sous le boisseau. Il n'a plus, cependant, le mordant, la "vis comica" de ces derniers, qui ridiculisaient les Edwy Plenel, les sociologues, les bourgeois-e-s de gauche et les intermittent-e-s de la vertu. Il fait moins rire de ces masques et semble mettre la satire et l'outrage au second plan : on ne le lira pas pour se venger, pour aimer ses préjugés, ou pour le délicieux frisson transgressif du lecteur catéchisé à perpétuité par la littérature qui se vend.
Tirant vers l'essai, le récit à la première personne d'un héros velléitaire pourrait donner lieu à des réflexions sérieuses sur la Tour d'Ivoire. Comment survivre dans un monde barbare ? Peut-on se replier sur un nombre d'amis et de livres choisis, et ignorer le reste ? Mais même cette question, qui aurait pu faire du livre un manuel de survie, est tenue à distance, évoquée comme par citation, comme si elle ne concernait plus directement le récit. D'ailleurs, les personnages font le contraire de ce qu'ils disent et leur vie ne s'harmonise qu'un temps avec leur doctrine.
C'est là, je crois, la qualité principale de l'ouvrage : il ne racole pas, il ne prêche pas, il n'enseigne pas, mais raconte une histoire comme doit le faire un bon et honnête roman. Flaubert est partout dans "Tour d'ivoire", pour nous rappeler que les idéaux, les doctrines, les politiques, ne sont pas des objets romanesques, mais seulement des paysages sur lesquels se détachent les destins individuels des personnages.
Pour faire la nique à la bêtise collective, il ne faut pas créer (en littérature) une bêtise opposée. La littérature ne change rien aux choses. Elle se renie quand elle tombe dans le sermon.
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superbe lecture qui s'eloigne définitivement du politiquement correct et de la grise pensée occidentale. de belles rêveries pleines d'ironie !
Très bien écrit, fluide malgré quelques longueurs, mais rattrapées par la modernité et des traces d'humour fines !
Je recommande !
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Lecture abandonnée. Je me suis malgré tout accrochée jusqu'au tiers de ce roman que je stoppe sans regret. Les phrases sont alambiquées, il faut vraiment s'accrocher pour la compréhension du texte. Je pense qu'avec un peu plus de simplicité dans le style, j'aurais pu apprécier les grandes lignes de ce récit. Un héros antipathique et des personnages secondaires qui n'ont rien à envier à ce dernier ont eu raison de ma patience. Bref, un trop grand étalage de l'érudition d'un auteur qui donne tout ce qu'il a mais qui sature les esprits du lecteur lambda voulant tout simplement passer un moment détente en plongeant dans un livre.
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L'Incorrect, avril 2019, entretien avec l'auteur.
... Je me demande si on peut écrire des romans aujourd'hui sans parler de la littérature, parce que la littérature ne va plus de soi.
(Olivier Maulin) Vous croyez vraiment qu'il y a aujourd'hui une rupture particulière ?
(Patrice Jean). Il y a des auteurs qui vendent 500000 exemplaires, mais la littérature un peu plus exigeante, qui essaie de réfléchir et ne donne pas dans le cliché systématique, elle ne vend pas énormément. Je suis tout de même un peu inquiet. Vous ne l'êtes pas, vous ?
(Olivier Maulin et Romaric Sangars). Si.
(R. Sangars). Richard Millet parle du "culturel" comme du lieu de la déréliction du littéraire. C'est un peu ce que vous mettez en scène dans la médiathèque où travaille votre médiateur, non ?
(P. Jean). Oui, bien sûr. Hier, j'étais dans une librairie à Guérande, il y avait un grand présentoir avec les livres d'Aurélie Valognes. J''arrive à Paris et, dans le métro, je vois de grandes affiches d'Aurélie Valognes : ça prend toute la place ...
(O. Maulin) Enfin, il y a aussi le problème qu'en règle générale, les libraires sont des cons.
(P. Jean). Il ne faut pas trop le dire ... Et puis, dans mon livre, il y a un libraire héroïque.
(Maulin). Oui, qui ferme.
... tout individu passionné par l'organisation de la cité plus que par la poésie, la beauté et la vanité des choses, s'apparentait, à ses yeux, à un demeuré. Je n'en étais pas encore à ce stade (de demeuré), cependant, les leveurs de papattes [note : les militants engagés politiquement corrects] ne me laissant pas en paix, je prenais un malin plaisir à défendre toutes les idées qu'ils haïssaient, par un réflexe qu'on aurait pu qualifier de "moral". A prendre une posture je risquais de me figer en elle, oubliant qu'elle n'était, au commencement, qu'une stratégie pour faire la nique au confort intellectuel dans lequel se vautraient mes amis progressistes. Thomas, lui, ne cherchait même pas, même plus, à jouer les épouvantails à moineaux, les fascistes à sermonneurs.
p. 81
Je finis par ouvrir l’enveloppe, mal disposé à l’endroit de l’épistolier. Quand j’en eus achevé la lecture, j’étais défait. Eidée qu’il eût choisi la méthode épistolaire ne comptait plus, ne comptait que l’objet de la lettre, sa terrible révélation. Dès les premiers mots, Thomas revenait sur la dispute de l’avant-veille : « Tu me reproches de faire grand cas de notre petite revue, de trahir, de ce fait, mon j’m-en-foutisme, mon indifférence. Mais, mon cher Antoine, je peux, à mon tour, et avec plus de raison, te renvoyer les mêmes compliments : par quelle folie, après plus de vingt ans d’insuccès heureux, crois-tu soudainement à une future prospérité de Tour d’ivoire ? Si elle reste fidèle à elle-même, notre revue n’a aucune chance de succès ; seule une dénaturation complète de ses ambitions la mènera à remporter quelques suffrages, maigres suffrages de toute façon. C’est toi qui perds la tête et, avec elle, l’indifférence philosophique qui, jusqu’à aujourd’hui, ne t’avait jamais quitté. Comment peux-tu m’imputer un changement d’état d’esprit quand je ne déplace pas d’un pouce ma ligne de conduite : l’échec, l’échec, l’échec, dans la bonne humeur et l’insouciance ! Toi, en revanche, tu me parles de quitter Rouen, de gagner de l’argent, et, pire que tout, d’accepter de partager, avec d’autres, la direction de notre revue ? Et c’est moi qui serais un père la morale, un vertueux, une fripouille ? Je conçois que tu veuilles connaître d’autres gens, d’autres rues, d’autres passions ; je le conçois, mais accepte que je veuille, moi, persévérer dans ma nonchalance. Et plus grave : ton projet, à mon sens, corrompt l’idée même de la littérature. Je ne vais pas te faire une leçon, til le sais aussi bien que moi : la littérature, c’est l’étude passionnée de la vie invisible, de la vie intérieure, de sorte que tout espoir de succès déprave cette ambition initiale. La pierre de touche de l’authenticité littéraire, ne l’oublie pas, c’est le choix qu’un écrié vain ferait, si un malin génie le lui proposait, entre la qualité de son œuvre et le succès de celle-ci. S’il opte pour le second chois
Cet écrivain hypothétique, prouve, ce faisant, qu’il ne croit pas vraiment à l’importance de la littérature ; en revanche, s’il choisit la grandeur de l’œuvre malgré son échec public, notre écrivain démontre qu’il place plus haut que tout la création, l’art, l’imaginaire ; que la vie invisible vaut plus que la vie visible. À ce petit jeu, beaucoup, crois-moi, laisseraient tomber la proie du chef-d’œuvre inconnu pour l’ombre de la gloire ! Tu me diras, tout le monde dira, « mais on peut avoir le succès et la qualité, l’invisible et le visible, le beurre et l’argent du beurre ». Certes, mais c’est déplacer la question et refuser de répondre, par voie de conséquence c’est répondre et c’est répondre par la deuxième solution. » La lettre déclinait sur plusieurs pages une théorie de la littérature que je connaissais par cœur pour la raison que je la professais moi aussi, ce que Thomas n’ignorait pas. En réalité, notre différend portait sur un point que ni l’un ni l’autre ne pouVions connaître avec certitude, ce qui nous autorisait, l’un comme l’autre, à tordre cette incertitude en notre faveur : Thomas pensait que l’éditrice nous imposerait ses choix ; j’imaginais, moi, que je garderais la main. Thomas m’accusait d’infidélité ; je l’accusais d’immobilisme, de bête vertu. À mesure de ma lecture, j’entrevoyais ce point d’incertitude comme le motif, par nature irréconciliable, de notre dispute. On ne peut tomber d’accord sur ce qui n’existe pas encore.
Thomas, plus loin, me comparait à mon beau-frère : « T’es-tu assez moqué de ce pauvre Pierre, incapable d’apprécier le tableau d’Eustache Le Sueur et qui n’avait de cesse de le transformer
En monnaie sonnante et trébuchante ; et toi, que fais-tu ? Tu te détournes de ce qui seul importe — nos choix éditoriaux — pour béer vers un avenir plus confortable, quelles qu’en soient les comPromissions. » Il y avait d’autres piques, moins blessantes, mais leur accumulation me déprimait. Le coup de grâce, néanmoins, intervenait à la fin de la lettre : « Puisque nous en sommes à l’heure de la franchise (comme si, pensais-je, d’autres heures, entre nous, avaient un jour sonné !), je vais te révéler une chose qui ne te fera sans doute pas plaisir ; je ne l’ai pas encore dit Parce que je ne savais comment l’avouer, ce n’était jamais le bon moment, jamais l’heure de l’aveu, jamais. Cette fois, le fumet des carottes que l’on cuit me pousse à ne plus garder le silence . Blandine et moi sommes amants depuis bientôt un an, ElIe n’a jamais osé t’en parler, de peur que nous ne nous fâchions, toi et moi. Elle ignore que j’ai pris la décision, aujourd’hui, de révéler cette histoire. Tu as le choix de le lui dire ou de faire comme si de rien n’était. Je ne suis pas fier de moi, ni honteux. « Ce n’est pas ma faute », comme dirait Valmont. »
La lettre se terminait par cette citation. Je connaissais assez Thomas pour deviner l’ironie derrière le refus de la culpabilité. Une lettre de cinq pages — et cette conclusion laconique, étourdissante. Je me croyais revenu de tout, mais il me restait encore des réserves de naïveté. Si le lien amoureux entre Thomas et Blandine me surprenait et, je dois l’avouer, me consternait, le plus inconcevable, à mes yeux, fut que tous deux aient cru préférable de me le cacher : il ne s’agissait pas d’adultère, ni de tromperie amoureuse ! Qu’était ma relation avec Thomas pour qu’il redoute de me dire, un jour, entre deux verres, « tu vas être surpris, ne le prends pas mal, mais j’aime ta fille et ta fille m’aime aussi », me prenait-il pour ces pères d’un siècle reculé, irascibles et violents ? Ne lisionsnous pas, d’un même élan, d'une même foi, Nietzsche et Voltaire Stendhal et Flaubert, Proust et Larbaud ? Ne soutenions-n0US pas, depuis vingt ans, les poètes, les romanciers, les philosophes quelle que soit leur notoriété, pour l’unique gloire de la littérature, bien loin des modes, au-delà des velléités de succès silence m’assommait. Ses pointes ironiques me stupéfiaient’difleçon (Thomas, donner une leçon !) me confondait. Et son in
Férence à tout ce qui embarrassait ma vie me révoltait. Enfin, cette lettre, oui, cette lettre pompeuse, hiératique, solennelle et grave Je n’avais jamais cru à l’amitié translucide, sans recoins sans dissimulations, pour la raison qu’aucun vivant ne
Nécessaires que la lumière, peut-être plus. Je n’aurais pas tout connaître de Elliomas, cette connaissance aurait de 11101. Notre amitié ; et je n’aurais pas voulu qu’on sût toutl’étais figure Cependant nous étions plus distants que je ne me
À force de fréquenter un ami, les années passant, on intègre les écarts et les incartades à l'image arrêtée qu'on s'est un jour faite de lui, de même qu'on ne le voit vieillir que si l'on tombe, par hasard, sur une vieille photographie attestant, par contrecoup, le flétrissement de l'âge.
Plus tard dans la soirée me revinrent à la mémoire le séjour en Vendée et la surprise d'y être rejoint par Thomas, accompagné de Blandine et Chloé. Alors le long voyage à la recherche des indices amoureux qui, par aveuglement, m'avaient échappé commença : un regard échangé, un retard mal excusé, une gêne, une timidité inexpliquée, une rougeur étonnante, une parole échappée, un geste retenu, tout s assemblait en une fresque sentimentale admirablement composée. À l'époque, tiraillé entre Caroline et Chloé, je n'avais rien vu, rien compris. Je ne leur en voulais pas de s'aimer ; mais je souffrais qu'ils aient pu me prendre sinon pour un ennemi, du moins pour un qu'il fallait ménager et exclure de la confidence.
Cette fois, j'étais seul. Emporté par ma défiance, j'imaginai
qu'Eugène était complice de l'intrigue : pareil aux cocus dont on dit qu'ils sont les derniers à ignorer leur infortune, je ne doutais pas qu'Eugène -- et d'autres — partageait avec les intrigants ce pauvre secret. Mon ex-épouse, si elle apprenait que Thomas convolait avec notre fille, triompherait et m'accablerait dans une même envolée.
J'étais seul. On oublie, abusé par la sympathie ou l'amour, qu'on est ontologiquement seul, on incorpore les êtres aimés à nos ambitions, nos intérêts, nos inclinations, mais que ces êtres empruntent d'autres chemins, contraires aux nôtres, ou plus simplement une direction sans rapport à celle que nous chérissons, alors surgit, nue et sans fard, notre solitude originelle. Il en va de même avec les parties de notre corps que nous oublions dans la pleine santé, et qui se rappellent à nous dans la maladie, à l'occasion d'une entaille, d'une foulure ou de toute autre souffrance : la solitude refait alors surface, entêtante, indivise ; personne ne pourra prendre le fardeau de la douleur à notre place.