Les mots sont de pauvres choses, se dit-elle. Ils sont pratiques et incomplets, incapables d’exprimer la complexité de nos vies, la subtilité de ses nuances. Il faudrait les décrasser, les lessiver, les essorer pour leur faire dégorger un sens nouveau.
La pièce semble appartenir à une autre réalité. Les secondes comme des gouttes de mercure, alourdies d’elles-mêmes.
Alma est dans son jardin. À quoi peut bien servir la beauté ? se demande-t-elle. À rien. Et cela lui met les larmes aux yeux. Elle observe le lavis du crépuscule. Les feuilles pourpres de l’érable ruisseler de rosée. Le cœur d’une rose gonflée d’eau. La beauté ne sert à rien, et pourtant, elle console de quelque chose qu’on ne sait pas nommer. Alma pense alors à ces architectes du XIXe qui se sont cassé le cul à décorer leurs édifices de guirlandes de stuc, de caryatides impériales, de fleurs de pierre, de balcons de fer forgé aux arabesques complexes. Pourquoi ? Pour rien. Pour faire beau. Pour donner de la joie au regard. Elle déplore qu’aujourd’hui rien ne soit plus fait pour l’inutile. De nos jours, un immeuble est fonctionnel.
Le matin est un tigre qui rampe doucement, en attendant de vous sauter à la gorge.
Ces derniers mois, Alma et Jean ont peu vu leurs amis. On n'entre pas facilement dans le malheur des autres, il est comme un bois trop sombre, une terre dévastée et lointaine pleine des grincements de la nuit. (P50)
Et depuis six mois que Billie va mal, le monde, lui-même, semble se brouiller. Les ombres glissent, les contours s’estompent. Alma se réveille souvent la nuit avec des aiguilles dans les pieds, le cœur affolé, piégé dans ses côtes et du coton dans la bouche. Elle tente des exercices de respiration, mais c’est en inhalant la fumée de sa cigarette qu’elle parvient à retrouver son souffle. Pour aller travailler, Alma se branche sur la fréquence «rêverie», les pieds avancent tout seuls, mais elle s’évade. Elle imagine la mer derrière des barres d’immeubles, elle voit les visages d’enfants dans ceux des adultes qu’elle croise, elle discerne des paysages dans le crépi des maisons, devine des silhouettes dans le carrelage de la salle de bains.
Alma a l’impression que tout ce qui s’agite autour d’elle, et qu’on appelle la vie, lui échappe.
À chaque station, quand les portes se ferment, son cœur rétrécit dans sa poitrine. Alors, dans les oreilles, elle a de l’onctueux. Du crooner, du sirupeux, du féerique. Tandis que la grande banlieue défile sous son regard, c’est Cole Porter, Nat King Cole, ou Frank Sinatra qui la prennent dans leurs bras. Leurs voix soyeuses absorbent l’acidité du jour.
C’est un jour blanc, éreinté, qui n’a envie de rien. Un matin à mettre du bois dans le poêle, et à se recoucher immédiatement. Ou bien à se lever, à la rigueur, mais pour écouter un disque sur le tapis, quelque chose qui râpe un peu. Un matin à ranger ses trésors, à écrire une lettre à la main, à manger du beurre de cacahuète. Un matin à guetter le filet d’or du soleil border les toits, en tirant sur sa cigarette, le cul d’une tasse de café dans sa paume.
Fais toi couler un bain. Regarde les nuages. Essore la vieille serpillère de ta tristesse, laisse le chagrin sourdre lentement.
Son cerveau est un œuf au plat qui grésille au fond d’une poêle brûlante