Citations sur Une femme en contre-jour (175)
Son regard prodigue a multiplié les miracles nés d’une exceptionnelle, d’une troublante empathie envers l’univers des exclus, des laissés-pour-compte, de ceux qui ne possèdent rien, à peine leur propre vie. Elle leur a offert son seul bien, son trésor : le regard.
Vivian est seule au monde, désormais. La photo est déjà au coeur de sa vie. C'est son oeil, sa respiration, son toucher, sa façon d'être. Elle possède un modeste Kodak qui la suit partout, dont elle ne se sépare plus et qui traduit le regard qu'elle porte sur le monde. Regard attentif à tous les frémissements de la vie, comme un sourcier attend l'instant où vibrera la baguette de coudrier pour montrer la source. Vivian invente sa vie, une vie vierge de toutes les scories familiales, de tous les conflits, les déchirements, de tous les manques. Une pellicule vierge où va s'imprimer ce qu'elle est, ce qu'elle voit, ce qu'elle saisit, ce qui l'émeut, la surprend, la bouleverse. (p. 87)
Entrer dans une vie, c'est brasser des ténèbres, déranger des ombres, convoquer des fantômes. C'est interroger le vide et tendre l'oreille vers des échos perdus.
Il semble que la familiarité avec la photo, les appareils, la prise de vue se mette en place dès cette époque. Non pour l'enfant de trois ans qu'est alors Vivian, mais pour sa mère dont on retrouvera , éparses, quelques photos prises par elle, attestant la possession d'un appareil et d'une connaissance, si rudimentaire fût-elle, de son maniement. Pas si fréquent à l'époque, a fortiori dans ce milieu si modeste. Plus tard, plusieurs fois dans sa vie, Vivian reviendra à cette source, et Jeanne Bertrand fut, il semble raisonnable de le penser, son initiatrice, son modèle et son mentor. Une femme libre, une artiste vivant de son art, avec son art. Un modèle enfoui dans quelque strate de l'inconscient ? Une éclaircie, de toute évidence, heureux contrepoint à l'univers aigri de sa mère. (p. 57)
[ fin des années 1910 ]
Lui aussi est un enfant du rêve américain. Pour lui aussi, il y a eu un bateau. La vieille Europe construit la jeune Amérique, elle lui envoie des muscles, des énergies et des talents. On y arrive avec des envies de revanche, des soifs de réussite, avec la rage au ventre d'une vie meilleure, et ce ventre est creux, bien souvent. On y débarque avec deux valises et sa force de travail. On croit à la chance. La réalité ne ressemble pas forcément au songe qu'on a chéri. On serre les dents.
(p. 44)
Certaines photos l’intriguent. Le hantent peut-être. Tant de visages, d’instants de vie, d’inconnus qui semblent proches. Une bouleversante humanité y circule, et aussi une absolue maîtrise de la prise de vue.
Vivian Meier est de ceux qui ne "sont" rien, qui ne demandent rien, n'attendent rien, n'exigent rien. De ceux qui subissent la façon dont va le monde, avec ses injustices, ses exclusions, ses violences. Elle est de la famille des perdus, des perdants, des abandonnés. Une effacée magnifique.
Vivian Maier fut donc cette gouvernante aux origines françaises et autrichienne , cette nourrice née à New-York en 1926, qui consacra tout son temps, toute sa vie à la photographie de rue, avec un talent égal à celui des plus grands.
Une oeuvre découverte par hasard, par erreur- à moins d'y voir la main réparatrice du destin-, et portée à la lumière après sa mort, dans ce qui s'apparente à la découverte d'un Van Gogh ou d'un Caravage dans le grenier. Aux innocents les mains pleines, dit-on parfois...
Peut-on imaginer matériau plus "romanesque", et plus désespérante histoire ? (p. 151)
La femme qui descend du bateau au Havre ou à Cherbourg en tenant sa fille par sa main, et entreprend un interminable périple en train jusqu'à Gap pour rejoindre la Champsaur a eu tout le temps de mesurer sa déroute. Le retour a le goût des défaites.
Qui était donc cette femme libre, audacieuse, insatiable du spectacle de la vie et qui en fit œuvre à la fois humble et magistrale ? Une sensibilité exacerbée, une insondable solitude protégée, dissimulées derrière des façons abruptes, derrière une bizarrerie assumée et de trop large vêtements. La force dépasser un enfermement programmé dans une condition sociale de domestique et dans une histoire familiale emplie d’effroi. (Page 32)