L'ECHAPEE BELLE
Je me souviens très bien de l’accident. La preuve, j’y étais. Le crépuscule venait d’incendier l’horizon. Un ciel maculé de sang. Et comme une feuille morte à l’automne, la nuit tombait. Le tap-tap filait droit sur la route de Delmas (quartier nord de Port-au-Prince). Au rond-point, on entame le virage. Par la fenêtre, j’aperçois furtivement ce dix-huit tonnes… Et ce klaxon insupportable qui vous vrille les tympans. Et puis cet impact, ce bruit métallique. Indicible. Indescriptible.
Je me le rappelle très bien. Ce genre de chose ne s’oublie pas. Échapper à un carnage aussi affreux. Ça ne peut s’oublier. Bras et jambes écartelés. Têtes roulant sur la chaussée tels des astres vagabonds cherchant un gîte pour la nuit. Ces membres épars. Pillés. Ces corps étoilés. Soleil sanguinolent. La lumière écorchée vive. Le sang multicolore. L’atmosphère zébrée de cris. La pierre saigne. La rue souffre d’hémorragie et la terre, encore une fois, abreuve sa soif cruelle dans la coupe maudite.
J’y étais. J’ai vu. J’ai vécu. Et je n’en reviens pas encore. L’unique survivant du drame. Le seul à avoir échappé à la récolte fatale de la grande faucheuse. La moisson du sang. Surpris d’être encore en vie. Est-ce un miracle ? L’inconscience du moment ?
Est-ce la caméra invisible ? Un mauvais tour de la mémoire ? Une mauvaise blague d’un dieu farceur ? Un état second entre vivre et mourir ? Je ne sais pas. Ma mémoire nage à contre-courant dans les eaux boueuses de mes repères. Je ne sais rien mais tout ce que je sais, c’est que je l’ai échappé belle…
QUI S'EST PERMIS...
Qui s’est permis
De déplacer l’azur
Des quatre coins des cieux
A l’heure où l’arc-en-ciel
Se pâme à l’horizon ?
Qui s’est permis
D’émietter mes vieux songes
A coup de crépuscules
Au beau lever du jour ?
Qui s’est permis
De me réveiller tard
A l’heure où les oiseaux
Oublient de chanter faux ?
Qui s’est permis
De brûler le désir
A l’heure où la lune
A changé de quartier ?
Qui s’est permis
De changer le décor de la mémoire des pas perdus
Qui s’est permis enfin
De jouer avec mes rêves
Dans mes nuits d’insomnie ?
Ne jouez pas avec mes rêves
J’en ai besoin
Pour les jeter à la face du vent
Qui me dévisage
Il me le faut
Pour traverser les rues mortes
Et les torrents séchés
J’en ai besoin
Pour semer mes cauchemars
Aux quatre coins des rues
Que je n’emprunte plus
Il me le faut
Pour assouvir ma nostalgie
D’un temps pas si lointain
J’en ai besoin
Pour les mettre sous mon oreiller
Et les regarder la nuit
Quand plus personne ne regarde
Ne jouez pas avec mes rêves
C’est avec eux
Que j’emprisonne la lumière
Dans mes poches crevées
Ne jouez pas avec mes rêves
Il me les faut
J’en ai besoin
Pour éclater de rire
Quand les nuages se retirent
DIS-LEUR
Dis-leur
Dis-leur poète
Qu’à travers les brisures
De la fibre de verre
Se dessinent les contours
Des rêves éparpillés
Aux quatre coins de la mémoire
Dis-leur
Dis-leur que se tracent sur les murs
Le souvenir des jours heureux
Dis-leur
Dis-leur ta mémoire pavée de ciel bleu
Et de chutes d’eau
Dis-leur
Dis-leur des mots qui s’étranglent
Quand les larmes s’alarment
Quand les vagues divaguent
Dis-leur
Dis-leur tes eaux de pierre
Et tes saisons de marbre
Dis-leur
Dis-leur tes insectes polygames
Et tes soupçons en vrac
Dis-leur
Dis-leur l’éjaculation de l’écho
La largesse océane
Dis-leur
Dis-leur l’évanouissement de ta voix
Dans l’infini du désir
Dis-leur
Dis-leur la nudité de la lumière
Dans l’innocence du matin
Dans l’inconscience des nuages
Dis-leur
Dis-leur le cristal de la nuit
Le long des jours d’été
Dis-leur
Dis-leur les caprices
D’une lune en chaleur
Dis-leur
Dis-leur le soupir des étoiles
Dis-leur qu’ici les mots n’ont de bouche pour parler
William déambulait dans les rues, recouvert de son propre sang. À
Port-au-Prince, la capitale d'Haïti, les gens avaient visiblement peur de cet
homme ensanglanté qui se promenait tranquillement comme s'il était naturel
de marcher ainsi dans la rue. Habituellement, les gens ne se promènent pas
recouverts de sang comme si s’agissait d’un vêtement. Les gens ne portent
pas du sang à l'extérieur mais à l'intérieur. Dehors, ils portent des vêtements,
des bijoux, un sourire ou tout autre chose pour donner la façade. La vue de
cet homme se promenant sur la grand’ rue portant un vêtement sanglant était
bizarre et effrayante.
IL PLEUT
Il pleut
Dans l’ombre
D’un doute
Qui plane
Qui rit en coin
Peu à peu
L’eau inonde nos silences
Profondeur horizon
Et couleur océan
A la lueur des pas calfeutrés
Au rythme des parcelles de lumière nue et humide
L’éclair d’un instant fend un ciel blessé qui pleure
Qui pleure abondamment
Les larmes de son corps lourd de promesses de pluie
Des larmes aiguës mordent la poussière
La poussière endormie réveillée en sursaut
La poussière mord la poussière
A pleine dent
La lumière éclipse la lumière
L’espace d’un instant