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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
AUTOPORTRAIT AU CRÂNE PERCÉ

Fermez les yeux quelques instants et laissez vous embarquer quelques instants. Laissez-vous embringuer plusieurs décennies en arrière, sous les brumes d'un petit pays de cette Mittel Europa dont on ne parle malheureusement guère que pour fustiger son actuel président, autocrate droitier à l'ancienne mode ; cependant, oubliez-le présent, si vous le voulez bien.

Voila... Vous êtes calés ? Gardez les yeux encore fermé quelques instants. Imaginez... Vous êtes en Hongrie, en sa capitale Budapest pour être plus précis. Mieux encore, vous êtes attablés à la terrasse d'un de ses innombrables cafés tellement vivant, et pas des moindres puisqu'il s'agit du Central, où vous avez vos habitudes depuis déjà pas mal de temps ; depuis le début de ce siècle si surprenant, violent et génial à la fois, tandis que vous étiez encore bien jeune et grand admirateur de l'oeuvre du français Jules Verne.
Mais vous avez toutefois un peu vieilli et nous sommes en 1936. Les nazis sont installés au pouvoir dans l'Allemagne proche, vous en avez déjà quelque échos ici (ces imbéciles de l'extrême droite dont il arrive que les têtes mal-pensantes vous égratignent dans leurs torches-cul) mais rien qui puisse laisser présager du pire à venir. Vous préférez vous remémorer tous ces bons moments durant lesquels vous fûtes le centre de toutes les attentions, vous, l'écrivain moitié humoriste, moitié anarchiste, le poète sensible, l'imitateur redoutable et drôle des styles de vos contemporains, le dramaturge à ses heures, n'hésitant pas à vous donner en spectacle au zinc de ce bon vieux central - où dans tout autre grand café de la gentiment, de la loufoquement surréaliste Budapest -, imitant les manies, les gestes de vos semblables célèbres avec art, délectation, dérision et tendresse malgré tout, parce que si vous affirmez que votre plaisir préféré c'est une espèce de jeu de "Je dénonce l'humanité" (titre d'un de vos ouvrages en français), en réalité, en décrivant nos petits et grands travers, vous l'aimez, cette humanité. de toute manière, à l'instar de l'adage, (charité bien ordonnée, etc), vous êtes aussi un franc adepte de l'autodérision. Vous mêmes êtes un peu surréaliste, un peu 'pataphysicien, et c'est très probablement ce qui plait chez autrui.
Tout semble d'ailleurs vous sourire : la reconnaissance de vos pairs et l'engouement d'un large public. Vos amis sont poètes, journalistes, artistes, politiciens, écrivains ; vous êtes même liés avec certains dont l'histoire retiendrons le nom. Vous êtes un sacré personnage avec votre bouille au regard légèrement désabusé de clown triste, votre nez un peu crochu (acéré comme votre plume), vos lèvres charnues et charnelles dénotant un caractère gourmand, et ce visage respirant tout à la fois une certaine dureté, de l'honnêteté et de l'empathie.
Vous êtes donc là, avec le poids de votre vie passée, attablée au Central devant un café chaud, avec vos impératifs du moment, vos petits tracas pécuniaires, vos observations du quotidien... Quand soudain ! Assourdissants, imprévus, impossibles, invisibles, c'est comme si vous étiez au beau milieu d'une gare, que des trains démarraient à un rythme régulier juste à côté de vous, vrombissant de toute leur puissance hydraulique, de toute la force de leurs bielles. Impossible de faire erreur : vous entendez distinctement ce «grincement lent, forcé, comme quand les roues d'une locomotive s'ébranle lentement, puis s'installe dans une trépidation véhémente (...)». Pourtant, ces trains n'existent pas, ne peuvent exister, sinon entre vos deux oreilles, nichés quelque part à l'intérieur du crâne ; ces trains ne sont que fabulation, mais c'est toute votre existence qui va s'en trouver changée...

Vous pouvez rouvrir vos yeux. La suite s'ausculte tout autant qu'elle s'écoute. Et il est préférable d'être assez bien accroché !

Ainsi débute, plus ou moins, ce magnifique roman autobiographique de l'écrivain hongrois aux multiples registres, Frigyes Karinthy. Ce qui aurait pu n'être qu'un simple mirage acoustique lié à de la fatigue, du surmenage, un défaut d'audition ou quoi que ce soit de bénin va, après d'infinis passages devant des amis médecins, des amis médecins de relations personnelles ou professionnelles, des médecins spécialistes et autres neurologues, diagnostics après diagnostics, se révéler être sanctionné d'un mot terrible, l'une des angoisses médicales parmi les pires, parmi les plus incurablement irrémédiables, y compris aujourd'hui : tumeur au cerveau !
Sauf que le malade n'est pas n'importe quel malade. C'est l'un des écrivains les plus en vue de Hongrie, célèbre pour ses textes plein d'humour sur ses contemporains mais aussi sur lui-même. Aussi va-t-il traverser ce qu'il est commun d'appeler "une terrible épreuve" avec l'humour noir et féroce de qui se sait condamné à mort bien qu'en sursit, l'un de ces condamnés ayant refusé toute forme de repli sur soi, de pleurnicheries pathologiques ou de nombrilisme morbide.
Frigyes Karinthy va ainsi réussir à nous faire sourire à travers ce récit d'autant plus poignant qu'il décrit, moment après moment, avec une précision chirurgicale pour filer la métaphore idoine, l'évolution de sa maladie, des premiers symptômes, tels ces bruits de train, les hallucinations, la perte progressive de la vue, de l'équilibre, de l'orientation (ce qui vaut au lecteur une scène aussi tragique qu'irrésistible tandis qu'il tente la traversée d'une rue sans l'aide de son épouse), jusqu'à l'opération à Stockholm par l'un des plus grands spécialistes en chirurgie du cerveau de son temps, un suédois nommé Olivecrona (Herbert) dont ce sera d'ailleurs l'un des plus célèbres patients. Tout, jusqu'à la description terrible, difficile à éprouver, de son opération - pratiquée avec une simple anesthésie locale, ce qui explique qu'il ressent tout, comme par exemple le trépan qui lui découpe l'os crânien, heureusement pour lui, sans la douleur d'un acte si violent ou, peut-être, au delà de toute douleur dicible -.
Les description sont à ce point réalistes et crues que l'on a parfois le sentiment de vivre en direct l'autopsie générale du corps du délit : lui-même, sa tête, son esprit (on hésite à écrire "son âme", mais l'on n'en est bien proche). Et cette bizarre confession, qui emmène le lecteur à la frontière exacte entre vie et mort, ou, pour être plus exact, de ce que la vie peut contenir de mortifère en elle, est comme une sorte de lutte de son esprit sarcastique, narquois, à l'expression toujours juste contre la chose enfouie, grossissante, vampirique qui lui dévore les lobes, essaie de s'emparer de sa conscience, s'acharne à abréger sa présence sur terre, lui donne à contempler encore d'un peu plus près les grandeurs et misères de ses contemporains ou les siennes propres.

A l'exact inverse de la moindre célébration du pathos - une fois seulement, la douleur est à ce point extrême qu'il songe, l'espace de trois petites minutes, à mettre fin à ses jours sous un tram. La seule fois -, sans aucune contemplation gratuite de ce qu'il lui arrive et décrit avec une précision invraisemblable, cet auteur que l'on peut aisément rapprocher d'un Alphonse Allais ou d'un Tristan Bernard pour la verve satyrique et l'acuité intraitable, chez qui viendrait se mêler un peu de l'esprit de Voltaire, parvient à nous faire réfléchir sur la condition d'être humain, par le biais de l'absurde des événements, par la contemplation méthodique de la folie de ces pauvres hères dont son épouse, médecin psychiatre, a la charge ; il nous interroge sur le tragique de nos destins et sur le goût infini de vivre, omniprésents et irrésistiblement liés. Il parvient à nous faire sourire - de ce sourire à la fois complice, tendre et féroce - lorsqu'il décrit avec toute la fantaisie du monde les nouvelles manières d'être en sa présence de ses proches, de ses amis, de ses relations ou du fameux cousin qui s'inquiète de le voir disparaître sans qu'il ait pu lui prêter l'argent déjà promis... C'est ainsi un troublant voyage auquel l'auteur du "Reportage céleste de notre envoyé spécial au paradis" convie son lecteur. On aurait pu s'attendre à une confession indélicate, voyeuse, nombriliste. C'est l'exact contraire qui se produit ce témoignage étant à la fois trop désespéré et trop gai, trop profond et trop léger pour sombrer dans la moindre forme de pathos honteux, alors qu'il n'a de cesse de se moquer de lui-même, y compris et surtout lorsque tout le pousserait à pleurer. Une sorte d'anti auto-fiction bien avant l'heure...

Les dernières pages de ce récit, assez différentes de tonalité du reste de l'ouvrage, sont à relever tant elles sont belles de vérité et d'humilité immodeste. On pourrait presque y découvrir une manière de testament littéraire et existentiel, des mots d'une sincérité aussi crue que poétique qu'il adresse, à travers la distance de son âge, de sa vie à "la petite Nini", la nièce norvego-magyar qu'il rencontre incidemment à l'occasion de ce séjour forcé en Suède. Il s'y voit Robinson parmi les milliers de Robinson du monde, tous sur le même petit îlot, un être qui «n'espère plus grand chose» que profiter encore un peu de ce que la vie lui réserve. Et remercie, dans un geste de générosité pure, gratuite, tous les êtres qui l'aime et qu'il aime. de fait, ce texte bouleversant et singulier sera son ultime roman.

L'homme qui affirmait qu'«en matière d'humour, je ne plaisante jamais» décédera sans blaguer d'une attaque cérébrale (très probablement consécutive à sa maladie) deux petites années plus tard. C'était un jour qu'il randonnait, lui, le voyageur de son crâne, tandis qu'il s'était baissé pour relacer ses chaussures, il ne s'en releva jamais. Ce fut son ultime canular. Il avait cinquante et un an.
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