À dix-sept ans, deux mois environ après son accouchement prématuré et sa tentative de suicide, Otoko avait été internée dans un hôpital psychiatrique et enfermée dans une chambre dont la fenêtre portait des barreaux de fer. Oki avait appris la nouvelle par la mère d’Otoko, mais n’avait pas été autorisé à parler à la jeune fille.
Devant les vitres des portes à glissière on apercevait seulement les tâches rouges des baies d’aucubas. Bien que ce ne fût pas la saison, Oki remarqua une azalée. Les aucubas, les bambous et les pins rouges lui barraient la vue, mais à travers les interstices entre les feuillages, il pouvait distinguer une nappe d’eau couleur de jade clair, profonde, limpide et immobile. Dans son immobilité, le mont Arashi était semblable à cette nappe d’eau
- "Quel remède pourrais-je prendre pour moins souffrir de la chaleur ? Je vois bien toutes sortes de réclames dans les
journaux, mais y a-t-il un médicament en particulier que tu aies essayé ? demanda-t-elle un jour à sa mère.
Tous ces remèdes sont plus ou moins efficaces", répondit évasivement celle-ci. Elle se tut un instant, puis reprit sur un ton différent: " Otoko, le meilleur remède pour une femme, c'est le mariage. " Otoko ne répondit pas. " L'homme est le remède qui donne vie aux femmes. Toutes les femmes devraient prendre ce remède-là !"
- Même si c'est un poison... ?
- Même dans ce cas. Il t'est arrivé, Otoko, de prendre du poison sans le savoir et, aujourd'hui encore, tu n'en es pas consciente. Cependant, il existe un antidote. Parfois, un second poison est nécessaire pour venir à bout du premier. Même si le remède est amer, ferme les yeux et avale-le d'un coup. Il se peut aussi qu'il te donne la nausée ou encore qu'il refuse de descendre dans ta gorge... "
- En lisant cela, l'idée m'est venue de vous demander de faire mon portrait, pendant que je suis encore jeune.
- Volontiers, si j'en suis capable. Mais, pourquoi ne ferais-tu pas ton autoportrait ?
- Moi...? Cela ne serait pas très ressemblant. Le portrait risquerait de dévoiler toutes les laideurs de mon âme et je finirais probablement par le prendre en horreur. Ou bien, si je me peins de façon réaliste, les gens trouveront certainement que j'ai une trop haute opinion de moi-même.
"Les jeunes filles ont parfois de ces anomalies. Je crois même qu'elles seraient tristes si elles en étaient dépourvues !"
Si le temps cosmique s’écoule à la même vitesse pour tous les hommes, le temps humain, lui, varie selon chacun. Le temps s’écoule pareillement pour tous les êtres humains, mais chaque homme se meut en lui selon un rythme qui lui est propre.
Le jeune Nakamura Tsune avait fait de la femme qu'il aimait des portraits puissants et sensuels. Il utilisait beaucoup de rouge et on disait de lui qu'il peignait dans le style de Renoir. Son oeuvre la plus célèbre et la mieux connue, le Portrait d'Erashenko, exprimait presque religieusement, mais au moyen de tons chauds et harmonieux, toute la noblesse et toute la mélancolie du poète aveugle. Toutefois, sa dernière oeuvre, le Portrait de la vieille mère de l'artiste, avait été exécutée avec une très grande sobriété et le peintre n'avait employé que des couleurs sombres et froides. On y voyait une vieille femme hâve et décharnée, assise de profil sur une chaise et, derrière elle, en guise de fond, un mur à moitié lambrissé. Dans ce mur, à la hauteur de son visage, une niche avait été excavée où l'on avait posé un pichet et, derrière la tête de la vieille femme, un thermomètre était accroché. Otoko ignorait s'il n'avait pas été ajouté par l'artiste pour les besoins de sa composition, mais ce thermomètre, ainsi que le chapelet qui pendait des mains de la vieille femme délicatement posées sur ses genoux, l'avaient vivement impressionnée. Ils symbolisaient en quelque sorte les sentiments de l'artiste qui allait précéder sa vieille mère dans la mort. Tel était peut-être le sens de ce portrait.
Le temps s’écoule pareillement pour tous les êtres humains, mais chaque homme se meut en lui selon un rythme qui lui est propre
C’est du coucher du soleil aux premières lueurs de l’aube, installé au bord de la rivière en mangeant et en buvant du saké, qu’il faut jouir de la fraîcheur du soir
La jalousie est le lot de toutes les femmes. N'ai-je pas appris à mes dépens, et depuis longtemps, que c'était un remède amer et dangereux, un poison en somme ?