En citant
Platon dans son incipit,
Daniel Keyes nous donne la clef :
Nous constatons que Charlie Gordon est empêtré dans ce qu'il appelle sa bêtise, la caverne de sa bêtise : il se sent seul, découvre peu à peu que la confiance qu'il a dans ses copains de la boulangerie où, lui, nettoie les toilettes, lui a fait oublier qu'ils se moquaient de lui. A la confiance aveugle, succède la colère, puis la honte de n'avoir pas vu, ou, pire encore, de s'avouer avoir ri de lui avec ses persécuteurs.
Tristesse et solitude, comme s'il héritait d'un destin qu'il n'a ni voulu ni compris.
Lorsqu'il a la possibilité de devenir un teligent, il reste cependant toujours aussi seul puisque monter de l'obscurité à la lumière n'est pas facile, mais peut s'effectuer ainsi que le dit
Platon citant Socrate dans le Ménon : un esclave ignorant redécouvre la solution d'un problème géométrique, parce qu'il l‘a connue dans un monde antérieur.
Charlie Gordon sort donc de sa caverne, de même que la petite souris blanche Algernon : ils augmentent l'un et l'autre leurs QI intellectuel. Il parle de nombreuses langues, comprend les avancées de la science, et , maintenant, méprise les professeurs qui l'ont manipulé, revit les horreurs de son passé dont il n'était pas conscient.
C'est que, nous dit
Daniel Keyes, le QI intellectuel doit être épaulé par le QI émotionnel, auquel parviendra
Charles Gordon.
Mais, à mon (humble) avis, ce n'est pas là que se passent les choses. L'important du livre, décrit de façon magistrale dans ses dernières pages, c'est sa session de psychanalyse.
Ce pourrait être le récit d'une naissance, la difficile sortie de la tête du bébé du corps de sa mère dont les parois du vagin l'oppriment ; ce peut être, aussi, un voyage dans le temps, puisque notre héros prend conscience du passé.
Plus sûrement, il s'agit d'un état modifié de conscience, comme celui produit par l'hypnose, ou la méditation, tout à fait comparable aux élans mystiques proches de la transe, état comme ceux que donnent les drogues, mais sans drogue.
Cela permet à Charlie de revenir à une vie antérieure, là où il avait une vue directe sur les Idées dont parle
Platon. Cela nous permet de comprendre son dédoublement de personnalité qui lui fait hésiter à se jeter dans l'amour, puisque son double le regarde.
« Je suis seul au monde à pouvoir décrire un pareil phénomène de désagrégation… Je ne marchais pas, je flottais dans l'espace… »
Mystique ? certainement.
Charlie L enfant attardé ne veut pas « crever le plafond de l'esprit, il ne veut pas connaitre ce qu'il y a au-delà. » Il ne veut pas sortir du labyrinthe, il veut rester dans son corps, ne pas sortir des ténèbres de la caverne.
Mais le Charlie adulte, avec peur et hurlements, nait à la lumière, et contemple la fleur rouge qui se démultiplie comme un mandala. Va-t-il redescendre dans la caverne, au risque d'y perdre les yeux ? (
Platon, la République, cité par Keyes)
Enfin, autres pages avant la fin (du livre, d'Algerrnon, dont il remplit de fleurs la tombe et peut-être sa fin à lui) il connait le partage, au-delà de l'univers, avec la femme qu'il aime.
Pages bouleversantes, puisqu'elles rapprochent les phénomènes d'explosion et d'expansion, « de la respiration, du battement du coeur, du jour et de la nuit. »
« C'était être soulevé de terre au-delà de la peur et des tourments, faire partie d'une entité plus vaste que moi – même, J'étais arraché de la sombre caverne de mon esprit pour fusionner avec quelqu'un d'autre » : parmi les plus belles pages écrites, l'amour qui dépasse la jouissance se rapproche d'une expérience mystique.
L'amour, le rythme de la vie.
Sans ces deux magnifiques et émouvantes sorties de l'ombre débouchant sur l'unicité de l'univers, j'étais un peu réticente à la qualification d'intelligence, pensant que les mots éducation et connaissances auraient mieux convenu. (Bien des profs de fac sont bêtes, bien que cultivés).
Mais, au-delà de l'émotion de voir ce petit grandir, comprendre, renaitre, la dimension spirituelle rend ce livre inoubliable.