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Le dîner" est la première oeuvre littéraire néerlandaise que je lis : plus de 300 pages que j'ai dévorées avec avidité. Ce roman a suscité de ma part à chaque page admiration, étonnement, stupeur aussi : la rareté d'une lecture dont on ne peut décrocher à la fois par plaisir mais aussi avec un sentiment de malaise car rien de ce que l'on y découvre n'est confortable. Plus le livre avance, plus il m'a dérangée, provoquant une réflexion personnelle sur des sujets profonds qui concernent chacun de nous au travers d'une fiction formidable alliant suspense, humour féroce, portraits au vitriol de la société politique, culturelle, nous interrogeant sur les relations familiales (fratrie, couple, enfants), et nos valeurs sociétales (éducation, médias, rapport à l'argent).
Une des clés de la réussite de ce livre est que c'est avant tout une très bonne histoire. le roman s'ancre dans le décor d'un restaurant étoilé où se retrouvent deux couples, la quarantaine, plutôt aisés, dont les deux hommes sont frères.
Chaque partie du roman suit la chronologie du dîner, de l'apéritif au pourboire. Un des deux frères, Paul, prof d'histoire, est le narrateur, l'autre, Serge, est en passe de devenir le futur Premier Ministre. Claire et Babette sont leurs épouses respectives. Les deux couples ont des enfants.
Très tôt, la tension est palpable : sous le vernis des gens civilisés mais aussi célèbres et publics (Serge), l'instinct humain primal se révèle. Nous sentons que ce dîner a un enjeu terrible, que nous allons découvrir au moyen de flash-backs, mais personnellement je ne m'attendais pas à un tel développement et une telle résolution.
Pour employer une expression à la mode dont se raillerait le narrateur, rien n'est politiquement correct dans ce qui est énoncé. Chaque fois que l'on se sent rassuré par telle ou telle idée émise, telle manifestation sentimentale, telle bouée de sauvetage, le bien-être ressenti est mis en pièces quelques lignes plus loin. le sol ne cesse de se dérober sous nos pieds, à l'image des saveurs du dîners pour les convives de plus en plus acides. L'auteur nous gratifie en prime d'une satire du monde culinaire sacralisé des plus réjouissantes.
H. Koch promène et manipule son lecteur avec délectation : au départ, les quatre personnalités semblent bien définies : tel est détestable, telle est un peu cruche. Mais ce serait trop simple. le fort devient faible, l'intelligence moyenne se révèle diaboliquement rusée, et ayant fini le livre, je me demande encore si le narrateur ne m'a pas menée en bateau plus que je ne le soupçonne.
Car c'est un aspect que j'ai vraiment apprécié : tout n'est pas dit. En ces temps de fameuse "transparence", ici nous seront dissimulés certains faits, même déterminants. Rien ne sera justifié par une démonstration psycho-médicale, même si des indices nous questionnent. H. Koch joue aussi sur notre sentiment de frustration, ce qui est en parfaite adéquation avec "
Le dîner" puisqu'il contrôle avec jubilation notre faim de savoir, expliquer, et surtout juger. Aucun jugement n'est possible, à moins d'un rejet viscéral du lecteur, ce qui me paraît improbable vue la qualité de la narration. Les questions sont posées : que sommes-nous prêts à sacrifier, quels actes sommes-nous capables de commettre pour préserver le peu de bonheur qui nous maintient en vie, et, en apparence, aptes à côtoyer nos semblables, jouer le jeu d'une vie sociale conforme ?
Si vous pensez avoir de solides réponses personnelles à ces questions, H. Koch vous fera vaciller.
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Le dîner" est féroce, subtil, impitoyable, drôle, tragique, violent.... et jubilatoire !!
J'ajoute, pour terminer mon billet, que l'auteur a mis en exergue de son roman un extrait du dialogue du film de Tarentino "Reservoir dogs". le livre refermé, j'en ai souri.
Bien joué, Monsieur Koch !
Vivement la prochaine invitation.