Renée Koch Piettre helléniste, est directeur d'études émérite à l'École pratique des hautes études. Ses travaux associent l'histoire comparée des religions et celle de la pensée.
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Étrange destinée que celle de l'oeuvre et de la pensée d'Épicure. Décrié dès son vivant par un disciple renégat qui multiplia les médisances, célébré comme un dieu par ses disciples durant plus de cinq cents ans, oublié au long de plus d'un millénaire où son nom n'évoquait que la pire impiété, redécouvert à la Renaissance, avec l'ouvrage de Diogène Laërce sur les vies des philosophes de la Grèce et avec le poème de Lucrèce, par des humanistes qui ne pouvaient le publier qu'en s'excusant, chaleureusement défendu par Gassendi et les «libertins» rationalistes au XVIIe siècle, salué par Marx comme l'un des premiers matérialistes, par les physiciens pour ses intuitions géniales sur la structure de la matière et de l'univers, par des auteurs chrétiens tel André-Jean Festugière comme un pionnier d'une morale et d'une religion intériorisées et par les hédonistes contemporains comme un chantre de la jouissance sans entrave à la barbe des moralistes et culs-bénits, cet homme, quel fut-il donc ? Quelle fut sa doctrine, quelle fut sa sagesse qui suscita une si contradictoire réception ?
La qualification d'apikouros fut l'une des pires injures dans le judaïsme. Le plaisir défini comme souverain bien faisait scandale parmi les écoles philosophiques concurrentes du Jardin, et les gens sérieux ou moins sérieux s'en moquaient comme s'il invitait à une vie de pourceau, de glouton ou de débauché. Dante place Épicure avec les hérésiarques au sixième cercle de l'enfer pour avoir cru que l'âme mourait avec le corps. La grande philosophie tient toujours sa pensée pour mineure en regard de la grande tradition de Platon, d'Aristote, voire des stoïciens.
L'archéologie elle-même nous fait connaître plus de bustes d'épicuriens que de n'importe quel autre «intellectuel» de l'Antiquité. Se pose aussi, par exemple, la question du lien entre le dédicataire du poème de Lucrèce, vaste épopée didactique adressée à un certain Memmius, une lettre de Cicéron au sujet de menaces de destruction que le même Memmius, ou son père, faisait peser sur la maison d'Épicure à Athènes, alors entretenue comme une relique par ses partisans, et les restes encore imposants du «Monument de Memmius» à Éphèse.
Un manuscrit datant du XIVe siècle a livré, vers la fin du XIXe siècle, une collection de quatre-vingt-et-une maximes épicuriennes, dont la plupart étaient restées inconnues jusque-là, et qui furent baptisées Sentences vaticanes ou, en latin, Gnomologium Vaticanum.