« Vous mangez du tofu ? »
Tommy trouva la question si ésotérique qu’il ne sut que répéter, ahuri :
— Du tofu ?
— Oui, du pâté de soja, quoi !
— Non, je n’aime pas le tofu.
— Vous devriez.
— Pourquoi, s’impatienta-t-il, parce que je suis asiatique ? Je ne mange pas non-plus avec les baguettes.
— Êtes-vous toujours aussi sensible ?
— Je ne suis pas sensible, dit-il sur la défensive.
— Il ne m’était pas venu à l’esprit que vous étiez asiatique jusqu’à ce que vous en parliez, vous savez. »
Chose bizarre, il la crut. Il la connaissait à peine, mais il savait déjà qu’elle était différente ; il voulait bien croire qu’elle venait seulement de remarquer ses yeux bridés et la nuance cuivrée de sa peau.
« Excusez-moi, dit-il contrarié.
— Je vous demandais si vous mangiez du tofu simplement parce que si vous le faites cinq fois par semaine ou plus, vous n’aurez plus jamais à vous inquiétez du cancer de la prostate. C’est un préventif homéopathique. »
Il ne s'agissait plus d'une chasse au rat. La décision stratégique de l'ennemi d'imposer l'obscurité montrait bien qu'il s'agissait d'une lutte entre adversaires égaux. Du moins Tommy l'espérait-il, parce que s'ils n'étaient pas égaux, il s'agissait bien d'une chasse au rat, mais où lui-même se trouvait être le rat.
Il fallait trouver du secours. Il vit immédiatement la faiblesse de ce scénario : les services de police locaux n'avaient pas d'unité spécialisée dans les affaires de poupée de l'enfer qu'ils puissent dépêcher sur place, comme ça, au pied levé. Pas plus qu'ils ne disposaient d'une escouade anti loups-garous ni d'une brigade des mœurs anti-vampires. On était ici en Californie du Sud, n'est-ce pas, non au fin fond de la Transylvanie ni au coeur de New York.
La famille est la source de tous les bienfaits...et le lieu de toutes les tristesses.
''La première Corvette, c'est presque aussi bien que la première nana !'' s'écria-t-il.
Tommy frissonnait encore d'un froid inexplicable. Il prit les clefs. Elles n'étaient plus glacées. La Corvette attendait. Bleu lagon métallisé, un bleu aussi frais et luisant que celui d'un torrent de haute montagne sur des galets polis. longueur totale, 4.54 mètres, empattement, 2,44 mètres, hauteur 1,18 mètres avec une garde au sol minimum de 10,7 centimètres.
Il connaissait les caractéristiques techniques de cette voiture mieux qu'aucun prédicateur les détails d'un épisode quelconque de la Bible. Tommy était américain d'origine vietnamienne. L'Amérique était sa religion, la route son église; la Corvette serait le vaisseau sacré à bord duquel il allait prendre part à la communion.
Peu porté à la pruderie, Tommy se sentit pourtant légèrement offusqué que Shine puisse comparer la possession sexuelle à celle de la Corvette, insurpassable à ses yeux. Pour le moment au moins, la Corvette surclassait n'importe quel jeu d'alcôve, infiniment plus pure et plus passionnante, incarnation même de la vitesse, de la grâce et de la liberté.
Dans le placard à balai était comprimée une créature
ténébreuse qui montrait les dents et une grosse langue
rose pendante. Tommy fit un bond en arrière, dérapa
sur ses propres traces humides et chuta sur le postérieur
avant de comprendre que ce n'était pas le démon qui le
toisait ainsi d'un oeil mauvais. C'était un chien, un
énorme labrador noir.
"Il faut que je t'explique, maman, dit Del. Tommy souffre d'un excès de scepticisme. Par exemple il ne croit pas aux enlèvements par les extraterrestres.
- Ils existent pourtant bel et bien, assura Mrs Payne à Tommy avec un sourire apaisant, comme si cette confirmation allait suffire à le convaincre.
- Il ne croit pas aux esprits, poursuivit Del.
- Qui existent, dit Mrs Payne.
- Ni à la lycanthropie ni à la vision à distance.
- Tout cela existe réellement."
Ce dialogue donnait le vertige à Tommy. Il ferma les yeux.
"En revanche il croit à Big Foot, lança Del pour le taquiner.
- Comme c'est étrange ! s'étonna Mrs Payne.
- Je ne crois pas à Big Foot, protesta Tommy.
- En tout cas, ce n'est pas ce que tu disais tout à l'heure, répliqua espièglement Del.
- Big Foot, trancha Julia Rosalyn Winona Lilith Payne, n'est qu'une blague inventée par la presse populaire."
Notre espèce est si troubles si auto-destructrice si problématique. Je pense que les extraterrestres veulent nous aider à trouver la lumière.
Par-dessus le martèlement sourd de son coeur , Tommy entendit un battement
plus puissant encore , les coups de boutoir des pas du démon sur les planches du quai .