Quelque chose à te dire

Un mort ne se contente pas de révéler le nom de son meurtrier. Il le souffle à voix basse, pour l'éternité, espérant que quelqu'un l'entende.

Ainsi s'en allait ce corps que j'avais aimé et désiré plus que tout autre.

Anna Freud, vierge éternelle, disait que dans un fantasme, on peut se faire cuire un œuf comme on l'entend, mais cet œuf, on ne peut le manger.

Et puis je me suis lancé: je commençai à voir mes premiers patients et je compris très vite qu'écouter était une des choses les plus difficiles qui soit. Tahir m'avait expliqué que la vérité n'est pas cachée derrière une porte fermée à clé dans une oubliette appelé "inconscient". Elle était là, juste sous les yeux du patient et de l'analyste, à attendre qu'on veuille bien l'écouter. L'objet perdu était la clé d'accès au langage. Freud disait qu'on devait s'intéresser à l'inconscient avec "une attention flottante et une neutralité bienveillante". Le plus utile à ce moment-là, c'était l'inconscient de l'analyste, le libre jeu de ses associations et fantasmes. L'interprétation, quand elle surgissait, devait être aussi précise qu'un geste de chirurgien - au bon endroit au bon moment.
Ecouter quelqu'un, ce n'est pas simplement une forme d'amour, c'est de l'amour tout court. Mais pendant mes premières consultations, alors que j'essayais de faire face à cette angoisse d'écouter un patient que je ne connaissais pas, dont je ne comprenais pas les rêves ni les divagations, je ressentais le même désarroi que la première fois que j'avais lu "La terre vaine". Il m'arrivait aussi de détester ma maladresse et mes patients, alors qu'ils m'attiraient dans le maelstrom de leurs passions et dans le magma éruptif, écumant de leur inconscient. J'avais envie de me sauver et je me demandais qui avait le plus peur - l'analyste ou l'analysant? Il me fallait accepter, d'un coté comme de l'autre, que cette peur faisait partie intégrante de l'angoisse de la découverte. C'était un travail de longue haleine : apprendre la patience, développer mon instinct d'analyste, savoir créer l'espace et le temps qui permettent à l'analysant de s'écouter, de se rencontrer. C'est dans cette perspective, finalement, que j'orientais ma pratique.

Au moins grâce à mon travail, j'avais découvert ce que j'aimais. quoi que j'aie pu faire dans ma vie, je m'ennuyais la plupart du temps. J'avais toujours le sentiment de ne pas m'investir, de ne pas me donner suffisamment.

Même si Karen et moi formions une sorte de couple, cette relation devint vite une forme de célibat à deux. Comme beaucoup de gens, elle n'aimait pas particulièrement le sexe mais elle s'y pliait volontiers si elle imaginait que l'autre en avait terriblement envie. Aujourd'hui, je trouve ça bizarre mais, à ce moment là, je croyais vraiment - sans y avoir réfléchi, je le reconnais - que l'idéal du couple exclusif était le seul envisageable et que ce modèle imposé convenait à tous.
Mais si notre relation était dénuée de passion, c'est peut être parce que, après Ajita, je ne souhaitais pas repasser par les affres de la jalousie sexuelle. Je ne réclamais pas d'avoir le moindre pouvoir sur Karen; sa vie et son corps lui appartenaient. J'avais envie d'être avec une femme dont je n'avais pas envie. Si l'amour est la seule expérience forte sur le marché, alors quelle sorte d'amour était ce là?

Là où ma mère préparait une liste et revenait à la maison avec ce qu'elle avait prévu d'acheter, Karen, elle, passait tous ses dimanches à courir les boutiques tant elle aimait les "ambiances" des magasins. Elle rentrait les bras chargés de nombreux objets savamment emballés, dont elle ignorait jusque-là qu'elle pouvait en avoir besoin. Les gens commençaient à acheter des noms, des marques, plutôt que telle ou telle chose.

-Parfois je me dis que ça me manque de ne pas être amoureux, ou de ne pas être aimé. Un peu de passion de temps en temps me réveillerait.
-Mais tu es trop objectif sur l'amour. Tu vois tout de suite ce qu'il y a derrière. Je me disais...C'est toi qui m'en a parlé une fois. Tu détestais tombé amoureux parce que tu avais le sentiment d'être aspiré dans un trou de vidange, tu perdais pied, c'était la folie. L'impression d'être submergé par un besoin primal, d'idéaliser complètement l'autre, de baigner dans l'illusion la plus totale pour finir par se réveiller et se demander comment on a fait pour en arriver là? Oui, effectivement...Mais..

Nous n'avons pas vécu longtemps ensemble et je l'ai perdue presque aussitôt au profit d'un autre homme: mon fils. Ou, plutôt, nous nous sommes perdus pour lui, et ni l'un ni l'autre n'a eu à cœur de faire le chemin dans l'autre sens.C'est sûr dans de nombreuses relations, pour que ça fonctionne, on a besoin d'un "troisième objet": que ce soit un enfant, une maison, un chat, il faut qu'il y ait un projet commun. C'est le rôle qu'il a joué, mais il est bientôt devenu le fossé qui nous a séparés. Joséphine savait quoi faire pour être une bonne mère, mais être une femme, c'était plus compliqué. Elle a mis du temps avant de comprendre ce que cela pouvait bien signifier.

Est ce qu'on aime quelqu'un quoiqu'il fasse, ou est ce que l'amour change au fur et à mesure que la perception qu'on a de l'autre évolue, au fur et à mesure qu'on le connaît mieux ? L'amour est en mutation constante, la donne n'est jamais la même.