Citations sur Tout bouge autour de moi (112)
Ce désastre aura fait apparaître, sous nos yeux éblouis, un peuple que des institutions gangrénées empêchent de s’épanouir. Il aura fallu que ces institutions disparaissent un moment du paysage pour qu’on voie surgir, sous une pluie de poussières, un peuple à la fois fier et discret.
[…] il s’agit du plus riche périmètre d’Haïti-peut-être même que je me trompe et qu’il y a encore plus riche. Je n’ai jamais vu autant de magnifiques villas. Des pins géants les entourent ou se tiennent de chaque côté comme de fidèles gardiens. Il règne ici une paix qui donne envie de mourir.
Quand les gens me parlent, je vois dans leurs yeux qu’ils s’adressent aux morts, alors que je m’accroche à la moindre mouche vivante. Mais ce qui me touche vraiment, c’est qu’ils semblent émus par leur propre émotion, et qu’ils espèrent la garder le plus longtemps en eux. On dit qu’un malheur chasse l’autre. Et les journalistes ont beau se précipiter ailleurs, Haïti continuera d’occuper longtemps encore le cœur du monde.
Le peu de choses qu’on avait se trouve sous les décombres. La ville est sur les genoux. L’aide n’arrive pas à toucher certaines couches de la population. Pour ces gens, ce qui se dit à la radio, c’est-à-dire la politique, ne les concerne pas. Ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Et Dieu. Dieu c’est pour se convaincre qu’ils ne sont pas seuls sur cette terre, et que leur vie n’est pas uniquement ce chapelet de misères et de douleurs. Le plus important c’est qu’ils ont accès en tout temps à Dieu. Ils ont compris qu’il ne faut pas trop lui demander. Si ses moyens spirituels sont infinis, ses moyens matériels sont limités. S’ils ont perdu leur maison, ils lui rendent grâces d’avoir épargné leur vie.
Tante Renée m’a fait comprendre qu’on avait tous une vie intérieure. Elle faisait de ces plongées inquiétantes dans l’univers de Zweig d’où elle ne remontait que pour respirer. Parfois elle fermait les yeux et restait ainsi un long moment. Comment peut-on garder intacte une pareille intensité quand on n’arrête pas de bavarder autour de vous ? Une fois, une seule fois, comme je lui demandais à quoi elle pensait, elle m’a longuement regardé avant de murmurer qu’elle ne pouvait me le dire. Est-ce un secret ? Non, fait-elle, c’est intime.
Ce n'est pas le malheur d'Haïti qui a ému le monde à ce point, c'est plutôt la façon dont ce peuple a fait face à son malheur.
Je note ce moment très bref où l'argent a disparu de la circulation. Pendant quelques heures, dans un métropole de trois millions d'habitants, parsonne n'a sorti un billet de banque pour acheter quoi que ce soit. Les magasins étant détruits, les marchandises devenaient à portée de main. On ne pouvait que les donner ou les échanger.
On s'étonne que ces gens puissent rester si longtemps sous les décombres, sans boire ni manger. C'est qu'ils ont l'habitude de manger peu. Comment peut-on prendre la route en laissant tout derrière soi ? C'est qu'ils possèdent si peu de choses. Moins on possède d'objets, plus on est libre, et je ne fais pas là l'éloge de la pauvreté. Ce n'est pas le malheur d'Haïti qui a ému le monde à ce point, c'est plutôt la façon dont ce peuple a fait face à son malheur. Ce désastre aura fait apparaître, sous nos yeux éblouis, un peuple que des institutions gangrenées empêchent de s'épanouir. Il aura fallu que ces institutions disparaissent du paysage pour qu'on voie surgir, sous une pluie de poussières, un peuple à la fois fier et discret.
J'offre, à chacun, une fine tranche de mangue. Il aura fallu un tremblement de terre pour que j'accepte de partager une mangue.
Au début et à la fin de la vie, on dispose d'un temps dégraissé de ces responsabilités qui alourdissent le jour. C'est ce temps libre qui permet cette merveilleuse complicité entre l'enfance et la vieillesse.