Salve Regina

Carla s’impatientait, pianotait sur le bureau et riait en jetant à David des regards implorants.
– Appelle-le, je veux savoir ce qu’il pense de moi et s’il désire vraiment me rencontrer. L’éditeur haussa les épaules.
– Ça m’étonnerait, je te l’ai dit, ce type a du talent, il a fait quelques conférences, mais refuse d’assurer les promotions de ses livres et encore moins de participer aux séances de dédicace, quant aux interviews, n’en parlons pas, je suis son éditeur depuis plus de dix ans et je sais seulement qu’il est célibataire, qu’entre deux prestations dans la police en tant que profileur, il se terre dans une ferme près de Beaurecueil et qu’il ne tolère aucune intrusion dans sa vie privée.
– C’est sa vie professionnelle qui m’intéresse, pourquoi refuserait-il d’en parler avec moi, je ne suis pas une journaliste, juste une romancière qui sollicite quelques conseils concernant le personnage de son prochain roman.
L’éditeur sourit avec indulgence et soupira en regardant la jeune fille, décidément ses sentiments ne faiblissaient pas, au contraire, depuis qu’elle avait refusé de l’épouser, il l’aimait plus encore et il la désirait si fort qu’il devait se contrôler pour ne pas la prendre dans ses bras, la serrer contre lui et l’embrasser comme il le faisait souvent lorsqu’elle disait partager ses sentiments

– Bonjour, commandant, je viens d’arriver et on m’a dit que vous vouliez me voir.
Il acquiesça et lui fit signe de s’asseoir.
Il se demandait souvent ce que les femmes pouvaient bien faire dans la police, à part remplir les rapports qui faisaient perdre du temps aux enquêteurs, assumer le côté social, ou même scientifique, ou en désespoir de cause arpenter les trottoirs pour traquer et verbaliser le menu fretin. Jusqu’à présent, il avait eu de la chance. Seules deux ou trois inspectrices avaient participé à ses enquêtes, mais depuis peu de temps, on lui avait imposé une jeune coéquipière. Il avait fait en sorte de ne lui confier que des tâches sans intérêt, juste quelques interventions pour lui donner une chance de démontrer ses capacités, du moins, s’en donnait-il l’excuse, alors qu’il comptait sur son inexpérience pour rassurer certaines personnes qu’elle interrogerait tandis qu’il se contenterait de les observer avec l’air nonchalant du mec qui s’en fiche, pour mieux les feinter et les prendre à rebrousse-poil le moment venu.
Surprise de voir qu’il gardait le silence, elle reprit en souriant :
– Vous vouliez me voir commandant ?

Martial se renversa contre le dossier de son fauteuil et adressa à son vis-à-vis un regard critique. C’était un homme jeune, à l’aspect chétif, affublé d’un léger strabisme et les cheveux tressés à la mode africaine. Son jean et son blouson, bien qu’en bon état, semblaient trop grands pour lui comme s’il avait craint de grossir en les choisissant ou s’il avait maigri après les avoir achetés.
– Merci de vous être dérangé. L’inspecteur s’éclaircit la voix, et continua :
– Il paraîtrait que souhaitant obtenir faveur ou récompense vous auriez téléphoné à un certain journal people pour donner des renseignements sur l’accident de Carla Ricci.
Gêné, le maigrichon détourna la tête.
– Vous plaisantez, je n’ai pas besoin de ce fouillemerde pour subsister.
Il poussa un grognement et s’esclaffa jusqu’à ce que Martial lui mette sous les yeux le fax que le journaliste absent lors de son coup de fil lui avait fait parvenir en guise de réponse.
« Molinard Armand, photographe. »

– David ? Que se passe-t-il ? Un problème ?
La voix grave et légèrement agacée de l’écrivain fit tressaillir Carla.
L’éditeur lui fit un petit signe d’encouragement et répondit sans la quitter des yeux :
– Non, Éric, tout va bien, j’ai seulement une requête à vous présenter. Vous avez dû entendre parler de Carla Ricci ?
– Oui, la fille de l’historien. J’ai lu les ouvrages de son père, ses biographies sont remarquables, pas comme certaines qui semblent n’être écrites que pour servir de poubelles à de putrides rancunes ou à de sordides ragots, il paraît que la gamine aurait accouché d’un roman policier.
Il ricana et poursuivit :
– Le thème est à la mode et son nom a dû lui faciliter les choses, à moins qu’en une sorte d’insémination artificielle un pauvre diable de nègre se soit échiné à l’offrir à cette donzelle sur un plateau.
L’éditeur n’avait pu s’empêcher de rire, mais il reprit son sérieux en voyant l’air courroucé de la jeune fille.

– Vous vous trompez, Carla est bien l’auteur de ce récit et il n’est pas mal du tout. Elle a glissé dans l’intrigue une petite dose de sexualité et un soupçon d’ésotérisme, ses dialogues sont percutants, d’ailleurs il est traduit en anglais et en allemand. De plus, il est en cours d’adaptation cinématographique. Elle travaille sur un nouveau roman et s’il se vend aussi bien que le premier, elle va devenir la pionnière d’une nouvelle génération d’auteurs.
– Ça ne me surprend pas, de nos jours la célébrité n’est plus une référence, au contraire. Et en quoi cet événement me concerne-t-il ? Suis-je censé m’intéresser à la carrière et au fulgurant succès de votre protégée ?
David réfléchissait. Il n’était pas surpris, car il s’attendait à ce genre de réaction de la part du psychiatre. Toutefois, il cherchait un argument susceptible de le convaincre