Étrange destinée que celle de ce peintre dont l'atavisme nous est inconnu, porteur sans doute de tares congénitales, sans éducation première, sans culture générale, mais naturellement doué de finesse, de distinction native, de facultés d'adaptation et qui seul et sans autre maître que la nature, a su se trouver et s'affirmer. Pendant les huit dernières années de sa brève existence, avant de sombrer dans l'alcoolisme et le déséquilibre nerveux, il nous a donné une féconde, saine et splendide moisson de chefs-d'oeuvre.
On a remarqué que plusieurs excellents peintres eurent les yeux anormalement écartés. Sans même qu'ils fussent atteints de strabisme, cette conformation offrant plus de facilité d'apprécier - par triangulation — les distances entre les objets peut avoir provoqué leur observation originale des plans dans l'atmosphère. Boulenger fut certes doué d'une surprenante mémoire visuelle. Ses relations de valeurs, même dans les grandes toiles exécutées à l'atelier, d'après des études, sont toujours d'une justesse et d'une subtilité rares. Ses accords, son orchestration lui étaient naturels comme chez certains enfants, doués de cette même mémoire des yeux, l'orthographe correcte est instinctive. Il eut été fort en peine sans doute d'exprimer théoriquement ce qui était inné en lui. Le jargon des critiques est souvent impénétrable aux naïfs peintres dont il commente l'art spontané.
Comme tous les artistes affirmant une vision neuve, dédaigneux des routines, il n'obtint au début que de rares suffrages, ceux d'une élite sensible et compréhensive. Le gros des amateurs demeurait déconcerté. Dans la presse, très médiocre à cette époque, un ou deux critiques firent preuve de clairvoyance. Les autres à l'unisson ignorèrent le jeune peintre coupable de déranger leurs habitudes, de leur imposer un effort d'attention devant une interprétation originale, de susciter la jalouse susceptibilité d'artistes arrivés exigeant pour eux seuls le monopole des éloges.