J'avais entendu parler de ce livre lors de sa sortie en 2018, mais j'étais passé "à côté", je ne sais pourquoi. Je ne suis pas le seul, je trouve, quand j'ai vu que ce livre formidable et si bien écrit n'avait même pas été sélectionné par le jury du Goncourt en 2018, et que le livre couronné cette année là,"Leurs enfants après eux", fait, à mon avis, bien pâle figure à côté du "Lambeau".
Sans doute le Jury a-t-il voulu distinguer un livre dans l'air du temps, une chronique de ces territoires déclassés mis en avant par le mouvement des "gilets jaunes".
"
Le Lambeau" apparaissait récemment, sur le présentoir des nouveaux formats "Poche", avec un chaude recommandation de ma libraire.
Bien m'a pris de le lire, car il y a longtemps, peut-être jamais à ce point, que je n'avais lu un livre aussi bouleversant, autant empli d'humanité et de vérité, et d'une telle qualité d'écriture.
De très nombreux commentaires remarquables ont déjà été faits sur ce site. Je vais essayer d'y ajouter ma petite contribution.
Philippe Lançon, critique littéraire à Libération et à
Charlie Hebdo, raconte son histoire inimaginable de l'attentat du 7 janvier 2015, puis, et c'est l'essentiel du récit, les mois d'hospitalisations qui ont suivi.
Après quelques pages introductives qui situent principalement les évènements personnels vécus avant le 7 janvier, et notamment la sortie dérageante du livre Soumission de Houllebecq (dont le journaliste doit écrire une critique), il faut, pour le lecteur, traverser, le coeur serré, les pages terrifiantes où
Philippe Lançon raconte, de l'intérieur, l'attentat de Charlie le 7 janvier 2015. C'est un passage obligé, nécessaire, saisissant par la brutalité de l'événement, qui dure moins de 2 minutes, et par la sidération qui l'accompagne.
Mais c'est surtout le récit du long et douloureux voyage, de cette "Odyssée" de la reconstruction, au sens physique et mental, une histoire racontée pas à pas, à hauteur de patient, qui nous est ensuite admirablement contée.
Philippe Lançon nous emmène dans les différentes phases de cette sortie de l'enfer. Et contrairement à ce que l'on pourrait croire, le récit n'est pas triste, il déborde d'humanité, de tendresse et d'humour.
Certes, la première phase est terrible. La vision de ses amis morts, la prise de conscience de la perte de sa mâchoire inférieure et d'autres plaies sur les bras, la souffrance physique et psychique. Mais très vite, l'auteur prend le parti de faire face. Je cite in extenso ces phrases qui me semblent capitales:
" la nécessité, tout accepter, et le devoir, l'accepter avec autant de gratitude et de légèreté que possible, avec une gratitude et une légèreté de fer, allaient me conduire à rendre immuable la seule chose qui pouvait, et devait, l'être : mon caractère en présence des autres. Les chirurgiens allaient aider la nature à réparer mon corps. Je devais aider cette nature à fortifier le reste. Et ne pas faire à l'horreur vécue l'hommage d'une colère ou d'une mélancolie que j'avais si volontiers exprimées en des jours moins difficiles, désormais révolus"
Ensuite, ce ne sera pas facile tous les jours, c'est le moins qu'on puisse dire. L'auteur nous évoque ainsi cette image cauchemardesque de "l'anémone née de la cervelle de Bernard (Maris)" qui lui apparaît dès qu'il a les yeux fermés, "les morts dont il se sent plus proche que des vivants" car il est l'un d'eux.
Il y aura dix-sept interventions chirurgicales entre janvier et novembre 2015, dont cette greffe du " lambeau", ce greffon d'un bout de péroné avec muscles et peau qui lui servira de mâchoire inférieure, un aspirateur qui se met tout le temps en alarme, des fuites des cicatrices, des infections, des doutes, des sentiments d'être abandonné par les soignants...
Mais, l'auteur nous fait partager d'une façon émouvante son empathie et sa tendresse pour ses soignants, au premier rang desquels, sa chirurgienne, un des trois piliers de la reconstruction avec la psychologue et la kinésithérapeute.
Et cela avec parfois un humour incroyable, une ironie qui nous font sourire. Et tous ses surnoms donnés aux soignantes et soignants, Chloé, le chirurgienne "fée imparfaite", les infirmières, la Castafiore, la Marquise des Langes (l'experte en réalisation des pansements), l'étoile G du Chef de Service!...
Et aussi une acuité prodigieuse à saisir la psychologie des gens, on ne s'étonne pas que l'auteur soit un grand lecteur de
Proust, il y a sur ce plan là, une affinité évidente avec l'auteur de la recherche...
Une des chances de l'auteur, il le reconnaît, et malheureusement, tous les hospitalisés ne l'ont pas, c'est d'avoir été constamment entouré, soutenu, aidé par son frère et ses parents ainsi que par de nombreux amis.
Enfin, je voudrais dire aux futurs lecteurs combien je trouve que ce récit, pourtant d'une expérience inouïe, hors normes, a une portée universelle. D'abord, toutescelles et ceux, et ils sont nombreux, qui ont été hospitalisés ou ont eu leurs proches hospitalisés dans des conditions critiques ou dramatiques, et cette pandémie nous en a remis une couche, seront, je le crois, touchés, par la justesse, la sincérité de ce récit.
Et ceux qui n'ont pas connu cette expérience seront touchés, je crois, par toutes les réflexions sur les humains et sur le monde dans lequel nous vivons, qui parcourent ce récit.
Si "philosopher, c'est apprendre à mourir" , nous dit
Montaigne, on pourrait dire "philosopher, c'est apprendre à renaître" nous dit Lançon, et ce n'est pas simple non plus