Il s'agit d'une série complète en 3 tomes : (1) celui-ci qui regroupe les épisodes 1 à 6 + (2) Maestro + (3) Rock Life.
Le lecteur est amené à suivre les tribulations d'un groupe de jeunes gens. Il y a C.C. : c'est une groupie dans tous les sens les plus dégradants du terme (utilisation de ses charmes pour arriver à ses fins, à tel point qu'elle est surnommée Big C, gros minou). Elle n'a qu'un but : avoir des enfants, mais son style de vie a eu de fâcheuses conséquences. Annie X a été un modèle de mode lorsqu'elle était enfant. Mais une personne de son entourage l'a convaincu qu'elle était trop grosse ce qui l'a complètement détruite. Donnie est un travesti avec un coeur d'artichaut et des rêves d'opération. Truman Runco est un fils à papa qui vit aux crochets de la carte de crédit paternelle, tout en tentant tous les plans les plus foireux pour s'enrichir rapidement. L'histoire est racontée par Danny Noonan, un provincial monté à New York pour jouer dans un groupe de rock. Au bout d'une semaine, il avait mis sa guitare au mont de piété, pris un boulot de vendeur dans le drugstore du coin et fait connaissance avec les losers énumérés plus haut. Ces jeunes adultes traînent leur triste existence de prolos sans avenir jusqu'à ce qu'ils fassent connaissance avec Sadie Lloyd Browning, la fille d'un magnat propriétaire d'une chaîne d'hypermarchés qui fait tout pour la retrouver. Sadie a un sérieux grain qui l'incite à adopter une vie de bastons et d'aventures débridées.
Dès la première page, les embrouilles commencent par une bagarre de bar dans laquelle Sadie a choisi un biker et le pilonne. Ses copains ne sont pas très contents. Et puis les Pinkertons sont sur la trace de Sadie pour le compte de son papa.
David Lapham a créé un récit picaresque qui mélange les codes du roman noir désespéré et sordide avec une bonne dose de second degré, le tout avec des références rock pointues. Il a choisi une bande son composée de morceaux de
David Bowie (la seule référence qui me parle), des Battles, de Suicide, Trail of the Dead, Wire, Tears for Fears, The Rapture, Pixies, Sonic Youth et Mission of Burma (on dirait une playlist établie par les Inrocks). Coté roman noir, tous les codes sont là : individus passant d'une situation difficile à une autre pire, personne suicidaire, usage de stupéfiants, nez cassé, piquouze dans les toilettes, sexe sur la banquette arrière, tentatives de suicide, mésusages d'armes à feu, etc. le lecteur pourrait craindre qu'avec une telle déchéance des personnages, le récit soit cafardeux et nauséeux à vomir. Et bien il n'en est rien :
David Lapham a créé un personnage catalyseur (Sadie) qui est l'incarnation de la vitalité, de la joie de vivre désinhibée. Sa présence transforme chaque malheur en une ode à la joie.
Lapham déroule son récit avec une structure sophistiquée. Il ne se limite pas à une fuite en avant des personnages s'enfonçant toujours plus dans la mouise. Les moments consacrés au présent sont entrecoupés de retours en arrière qui éclairent les relations entre les personnages, les complètent et modifient le sens des scènes vues précédemment. le résultat est une combinaison détonante qui emmène le lecteur dans des montagnes russes provoquant une série d'intenses décharges d'adrénaline à chaque séquence.
David Lapham a non seulement écrit cette histoire, mais il l'a aussi illustrée ce qui assure une parfaite cohérence dans la narration. Il a choisi un style fortement détaillé avec une légère simplification des formes. Son objectif n'est pas d'obtenir un réalisme photographique, mais de transmettre au lecteur un grand nombre d'informations visuelles qui permettent de plonger dans le monde particulier de ces personnages. En observant la première case de la première page, le lecteur pénètre dans une boîte de nuit complètement décrite : il y a un groupe en train de jouer sur scène, des rampes de spots, la salle est sur 2 étages, un serveur est en train de passer avec des consommations sur un plateau, des gens sont en train de danser et une femme est en train de se faire un rail. Tout ça en une seule case qui occupe les deux tiers de la page ! En plus de cette capacité à densifier le niveau d'informations tout en restant lisible, Lapham décrit ses personnages avec des silhouettes réalistes et Sadie est absolument irrésistible en jeune femme pétillante de vie et désinhibée. En outre, Lapham sait tout illustrer : intérieur de supermarché, ruelle crasseuse, local miteux de répétition, immolation par le feu, paquebot transatlantique, nuit de fête à Ibiza, ballade à cheval, etc.
David Lapham entraîne le lecteur dans un tourbillon de dangers à la suite d'une équipe de bras cassés et abimés par la vie. L'immersion est d'autant plus grande que le récit oblige le lecteur à s'interroger sur ce qui est réel de ce qui relève de mensonges ou d'hallucinations et que les illustrations le plonge dans un monde entièrement formé.