Voyage à Rodrigues

La mer lourde et lisse des journées qui précèdent l'ouragan, sombre sous le ciel chargé de nuages, quand l'horizon est trouble et fume pareil au bord d'une cataracte.

La mer profonde, violente, d'un bleu sombre au-delà des barrières de corail, aux vagues hautes comme des collines mouvantes que frangent les nuages d'embruns.

Je vois les racines des vacoas, des tamariniers accrochés à la terre brûlante, je vois ces feuilles lisses, aiguës comme des lames, et je comprends que ce message que je cherche, qui est écrit au fond de cette vallée, ne peut me parvenir, seulement m'effleurer. Comme une parole qui viendrait d'un bout du temps, et qui irait en volant droit devant elle, vers l'autre bout du temps.

Message laissé comme par inadvertance par quelque géant terrestre, ou bien dessein de la destinée du monde.

Terre brûlée : noire, dure, qui refuse l'homme. Terre indifférente à la vie, rocs, montagnes, sables, poussière de lave.

Le soleil de feu, le ciel sans nuages, la mer bleu sombre frangée d'écume sur la ligne des récifs, les laves noires, les bosquets d'acacias, de tamariniers, les broussailles couchées par le vent, les feuilles aiguës des vacoas.

Il y a un hors du temps ici, à Rodrigues, qui effraie et tente à la fois, et il me semble que c’est bien le seul lieu au monde où je puisse penser à mon grand-père comme à quelqu’un de vivant.

Sans ces tracés de lignes, mesures d'angles, repérages, axes est-ouest, calculs méticuleux des points, est-ce que cette terre aurait existé, est-ce qu'elle aurait eu une signification, est-ce qu'elle aurait pris forme sous ses yeux, je veux dire, non plus comme n'importe quel point indifférencié de la planète, mais comme cette "Anse aux Anglais" choisie par le Privateer pour y cacher son or et ses diamants, c'est-à-dire l'un des lieux les plus puissants et les plus secrets du monde ? Ainsi faisaient les premiers hommes, lorsqu'ils donnaient leurs nom aux endroits de la terre, montagnes, rivières, marécages, forêts, plaines d'herbes ou de cailloux, pour les créer en même temps qu'ils les nommaient.

C'est le navire Argo que je voudrais voir encore, peut-être du haut du promontoire de la pointe Vénus, où les premiers voyageurs venaient observer le transit de Vénus, où les premiers voyageurs venaient observer le transit de Vénus pour écrire les tables de navigation.

J'avance le long de la vallée de la rivière Roseaux, vers l'estuaire, vers la mer qui est déjà dans la nuit. De chaque côté, les hautes falaises de basalte sont des murailles inquiétantes, et je sens encore davantage mon étrangeté.