Oui, s'émerveiller, frissonner, pleurer. C'est cela la vie. Ce qui fait battre un coeur.
Ça s'appelle l'espoir, dit Roques. Ça n'a rien à voir avec la raison sage des bien assis. Ça me fait penser à ces feux qui continuent à flamber sous la pluie.
Tout changera sauf l'homme : veule, grossier, soumis, haineux, prompt à chasser en meute ou a fuir en troupeau.
Entre eux, princes et généraux, parfois bâtards du même sang, finissent toujours par se faire des politesses, se saluant de leurs chapeaux à plumes. Mais quand il s'agit de combattre le populo, pas de trêve, pas de quartier. Massacrer, tailler en pièces, pour qu'il ne reste que silence et terreur.
[…] Je respecte les gens comme vous, ou comme ces milliers d’autres qui ont pensé qu’un monde nouveau s’ouvrait enfin devant eux et qui meurent et vont mourir sur les barricades sans aucun espoir de vaincre. Je ne me gausse pas, non… Je me contente de dire ce qui est. Mais il est vrai que je n’arrive pas à croire qu’on pourra un jour changer le cours des choses. Vaincre l’injustice, supprimer la misère, établir l’égalité entre tous… Il faudrait changer les hommes d’abord pour qu’ils renoncent à dominer, à profiter des autres, à faire souffrir… Et cela, je ne crois pas que ce soit possible.
[…] Alors il s’oblige à regarder le mort pour réaliser peut-être ce qu’il a cru voir.
L’homme à la renverse parmi les débris de son crâne répandus là. Il n’y a plus rien au-dessus de ses yeux écarquillés. Son nez, sa bouche entrouverte, intacts, une barbe bien taillée, très noire, semblent attendre qu’on les recoiffe ou qu’on finisse de modeler ce qui manque encore à cette figure de cire. Ou qu’on restaure cette statue fracassée. Un fédéré se laisse tomber à genoux près de lui, les mains sur les cuisses, et contemple le cadavre d’un air effaré. Nicolas en avait vu d’autres, pourtant. À Courbevoie, au fort de Vanves… Terriblement moches, en morceaux et boyaux, dont il ne restait presque rien, quelques-uns qu’on a préféré déclarer disparus pour n’avoir pas à les présenter à la famille, qu’on enterrait dans un coin de jardin, ou sous un arbre. Cette fois-là à Courbevoie, sous une aubépine. Les gars rapportaient toujours du mort un bout dans la boîte, ça ne finissait jamais. Dumoulin, il s’appelait. Dix-huit ans à peine. L’obus était tombé à ses pieds pendant qu’il pissait contre un mur. Et les copains de l’autre côté, qui le charriaient, avaient pris les briques sur la gueule. Mais à présent il est troublé par cet homme dont il a vu la mort s’épanouir comme une sale fleur. Un vertige le prend, qui l’oblige à fermer les yeux.
Il tient un moment dans sa main ouverte ces bribes de vie dont il ne sait que faire et pose les yeux sur le visage de l'homme noirci de fumée, les joues piquées de quelques poils de barbe blancs et il aimerait savoir pourquoi il est venu mourir ici, loin des siens, et il s'aperçoit qu'il ne sait rien, au fond, de ce qui pousse encore ces femmes et ces hommes à se battre et à tenir encore la ligne quand tout commence à s'effondrer, quand ils n'espèrent plus qu' avoir la vie sauve. Faut-il donc que le rêve que font ensemble les prolétaires d'Europe soit à ce point puissant qu'il transporte des cœurs vaillants par-delà fleuves et monts, abandonnant ceux qui leur sont chers ? Ce songe est-il assez fou qu'on soit prêt à mourir pour que d' autres le réalisent un jour ?
On dit que cinq cent hommes ratissèrent le quartier, maison par maison, fouillant toutes les ruines, dans le but unique de capturer cet insurgé qui avait tenu tête à toute une compagnie, seul, profanant par trois fois le drapeau.
Parmi les morts de la barricade, qu'on fit identifier par des témoins terrifiés, on ne retrouva pas son corps.
On peut penser que lui avait retrouvé son âme et qu'il chemina longtemps avec ses chers fantômes.
Tout changera sauf l'homme : veule, grossier, soumis, haineux, prompt à chasser en meute ou à fuir en troupeau.
"Tous ces lignards qui ont détalé devant les Pruscos, et qui maintenant se sentent du courage pour venir fusiller le populo, c'est tout fils de garces et soûlards comme leur papa. Ce monde est bien encore aux mains de brutes... La Sociale ça sera pas pour ce coup-ci."