La femme qui n'aimait plus les hommes

Trente ans, oui, à marcher à côté de sa vie, à regarder le monde à travers une vitre. Trente ans qu’elle s’était séparée d’elle pour avoir moins mal. Qu’elle mentait. Qu’elle trichait. Qu’elle préférait se raconter des histoires, et en raconter aux autres, oui, tant la vérité lui faisait mal et peur. Trente ans qu’elle était hantée par des flashs, assaillie par des odeurs qui la tiraient en arrière. La ramenaient toujours au tapis rouge du salon. À la cabane de jardin. Trente ans que Romain peuplait effroyablement ses jours, ses nuits. Trente ans que Romain posait sa main froide et pestilentielle sur sa bouche. Trente ans. Perpette. Putain. Voilà qu’elle repartait en vrille. Romain. Spectre.

F« Et puis, tu sais comment est maman. Elle se fait encore plus de souci que toi pour tout. Et elle est déjà très fatiguée par son travail en ce moment, elle s’énerve vite. C’est pour ça que je ne veux pas lui en parler.

« Personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur des maisons quand la porte est refermée. Personne. Niemand. » La phrase à la fois tristement sibylline et banale que son amie Karolina lui avait lâchée sans autres commentaires, dans son français impeccable, tournait si souvent dans sa tête. Cette ancienne correspondante allemande avec qui elle était restée liée depuis le lycée avait divorcé voilà deux ans et Jeanne lui avait simplement demandé au téléphone les raisons de sa séparation. Jamais elle n’aurait imaginé que la réponse de la jolie Berlinoise trouverait une telle résonance en elle, et leur échange, en apparence si anodin, l’avait marquée au fer rouge.

Si tu ne fais pas ce que je te dis, je te briserai. Tu m'entends, ordure, je te briserai. Plus jamais tu ne travailleras. C'est moi qui t'ai faite et c'est moi qui te déferai. Que tu aies ton prix à la con ou non, tu ne travailleras plus jamais. Tu m'entends bien ? Je te briserai. Tu sais qui je suis ?

Se concentrer. C’est ça. Bientôt, elle aura quitté son corps. L’homme pourra lever la main sur elle, elle ne sentira rien. Elle sera ailleurs. Là où nul ne peut l’atteindre.

...«Je te l’avais bien dit Jeanne , que je savais faire passer l’envie de faire des bêtises à des petites filles de ton espèce .»

Elle posa ses mains sur son ventre et se laissa emporter, un instant, par le chant. Mais elle n’avait, quant à elle, aucun pays natal à regretter, aucune racine. Rien qui l’aurait reliée à un passé rassurant. Non. Aucune nostalgie. Elle avait grandi dans l’épouvante, sans socle aucun. Jeanne n’avait au fond, de son enfance, gardé qu’une giclée amère que rien, jamais, n’avait pu laver.

Elle détenait une arme. Pour la première fois de sa vie, elle pourrait répondre à la violence. Une arme. Contre cet homme puissant. Non. Jeanne n’en revenait pas.

Elle était cette jeune femme abusée sous ses yeux et elle était complice de cet abus. Non. Quelque chose s’inversa brutalement, férocement en elle. Plus jamais. Never more. Non. Ce que Jeanne pensait impossible se réalisa brusquement.

Elles étaient pourtant intelligentes, éduquées. Mais fragiles. Différemment, bien sûr. Mais fragiles. Oui. Et Gabriel avait parfaitement su s’introduire dans la faille mentale de chacune d’elles jusqu’à les conduire à former ce soir ce pathétique duo de marionnettes, de poupées gonflables qu’il tenait à sa merci.