Aller en Chine pour voir
l'armée d'argile, tel est l'objectif du personnage central, un photographe voyageur parti pour une « course incompréhensible vers la naissance du jour ».
Le sujet de la photographie, en apparence multiple et très divers, c'est toujours la capture du réel, tout au moins dans le cadre d'un carnet de voyage comme celui du livre : paysage, maison, visage, foule, troupeau, champ de tournesols, voiture, ombre, route, soleil couchant, reflet, sourire. le tout saisit à travers le regard du photographe dont les intentions demeurent le plus souvent muettes.
Chaque sujet devient ainsi une image porteuse d'un sens plus ou moins déchiffrable. Prélèvement de réel couché sur papier. Fragment. Instant définitif. Frappé du sceau de l'immobilité et du silence. C'est le spectateur qui lui insufflera de nouveau la vie, en y injectant son imaginaire par l'alchimie de l'interprétation, ce deuxième souffle, ce deuxième moment révélateur.
Visiter une exposition photo c'est se livrer à cet exercice passionnant de résurrection à partir d'une matière figée, que notre pouvoir poétique modèle de l'intérieur, en y introduisant du temps, l'ingrédient principal de toute histoire.
Dominique Lebel relève brillamment (mais discrètement et savamment) un défi fou en construisant l'univers romanesque de
l'armée d'argile, car elle y remplit toutes les missions d'un pôle à l'autre de l'imaginaire : inventer le réel fictif du voyage, avec ses étapes et ses prises de vue concrètes, puis décrire ces images devenues énigmatiques une fois accrochées aux cimaises, inventer enfin le regard et l'interprétation des visiteurs de cette expo.
Une sorte de fiction élevée au cube.
Avec ce livre au titre si évocateur,
Dominique Lebel atteint des sommets de délicatesse et de subtilité. Multipliant les ruses narratives, elle fait diversion, esquive constamment le point chaud de l'histoire, en insistant sur le portrait de l'homme aux yeux jaunes, sur ses amours infidèles, sur cette absence d'ancrage au présent qui le caractérise, et qui intrigue jusqu'à la toute fin.
Tu ouvres le livre et le temps suspendu devient un espace capable d'abriter un monde d'images et de murmures en expansion constante, direction la Chine.
Un monde saturé de fictions, de rêves, de souvenirs, construit autour d'un triple portrait : celui du photographe voyageur, celui de son amie qui visite l'exposition organisée autour des photos du voyage, et celui de la fillette qu'elle accompagne.
Ecriture et photographie se donnent ici la main pour t'embarquer dans un voyage halluciné, un parcours tout simple pourtant, le long des cimaises d'une galerie de photos. Il existe de nombreux recoupements entre les processus de création des deux disciplines. le texte apporte souvent la lumière qu'aurait souhaitée le photographe lui-même, s'il avait pu être là ! Une lumière forte, un peu trop forte, mais qu'il aurait sûrement revendiquée « … c'est exactement ce qu'il faut, cet ampérage. »
Tu visites donc cette expo, guidé par un drôle de tandem : une femme en pleine maturité, qui a l'âge j'imagine d'être une jeune grand-mère, pleine d'expérience, avec de beaux souvenirs et de profondes blessures, mais qui semble soumise à la fillette qu'elle accompagne. Comme si celle-ci avait un ascendant sur elle… Telle une jeune impératrice exerçant son pouvoir incontestable sur sa duègne !
Et ce drôle de tandem, auréolé de cette troublante relation, zigzague d'une photo à l'autre, brouillant l'itinéraire du voyage. Si bien que d'un voyage avec une orientation – c'est le cas de le dire – ça devient une errance, une sorte de jeu de déconstruction auquel joue la fillette dominante avec la femme qui lui murmure – pas toujours discrètement – des commentaires à l'oreille.
Tu découvres donc à leur rythme les images d'un itinéraire désarticulé, sous un double éclairage, celui complexe et riche que fournit la “duègne”, et celui du regard à la fois naïf et critique de “l'impératrice”.
Par exemple : il y a cette photo où un gamin fait le bad boy, un geste de tueur avec les doigts révolver, enregistré par un effet de synchronisme dû au hasard, car l'attention du photographe était ailleurs à cet instant. En revanche ce garçon intéresse diablement la fillette visiteuse… D'une certaine façon elle se retrouve dans son histoire.
Le photographe, lui, n'a même pas aperçu le gamin. A son insu il le saisit au moment où il mime le gangster. Alors se cristallise dans l'instantané deux pulsions bien distinctes : celle du photographe (fasciné par le couloir sombre entre les coques des navires), et celle de l'adolescent (qui tire en plein dans le mille, un coup vengeur jouissif). Les deux pulsions se répondent, et se reflètent, sublimées dans l'esthétique de l'image. Une intention meurtrière fantasmée, et la pénétration du regard dans l'ombre. Quelque chose de commun les unit, une violence, une certaine tragédie.
Tu poursuis ton chemin dans l'expo, tu rencontres des regards de femmes, des hommes, des steppes, des montagnes, des stations service, des chiens en meute, une mariée… Tu suis le parcours intuitif de la fillette qui va d'une image à l'autre, selon des orbites parfois influencées par la gravité de la conteuse, par ses précisions, ses explications, ses interprétations, ses fictions, ses révélations, ses digressions, ses divagations, ses souvenirs.
Et peu à peu tu comprends que la conteuse prolonge les désirs du photographe, ce type aux yeux jaunes qu'elle aime encore et pour toujours, même s'il a fui leur histoire.
Tu comprends qu'elle fait à sa place ce qu'il ne peut plus faire. Qu'elle l'accomplit en quelque sorte, achevant ce que l'accident a interrompu, sans pour autant se sacrifier – car ça reste aussi le rattrapage de sa propre histoire, elle que le photographe a frustrée de toute construction commune, de tout enfantement.
Voilà. Tu y es. Tu es devant ce portrait déterminant de la petite Ouïghour qu'il a photographiée peu avant l'accident, et la petite impératrice s'y reconnaît là aussi. Cette enfant qu'il aurait voulu ramener en France pour être en paix avec lui-même.
Et ce qui est très beau et très touchant à partir de cet instant, c'est que tu commences à comprendre la force d'inertie de la fillette, sa dureté, son combat. Lestée de toute sa propre histoire tragique, elle refuse de se livrer sans résistance au désir du couple que forment la conteuse et le photographe. Elle se doute qu'entre leurs mains elle est une sorte de colle pour rassembler les morceaux de leurs deux vies, les faire converger et tenir ensemble.
Le problème c'est que sa bonne volonté, son consentement, semblent aller de soi pour eux, et que si elle se laissait faire, cela se ferait malgré elle cette réparation.
Autrement dit, une fois de plus la vie la maltraiterait, comme là-bas. Là-bas c'était la haine et l'intolérance, l'hégémonie folle d'une culture contre une autre, qui faisait d'elle un objet, tandis qu'ici ce serait l'amour, un désir qui la prendrait dans son piège aux dents longues – de bons sentiments d'accord, mais une maltraitance quand même.
Alors elle se cabre, elle renâcle. Elle met la distance, avec son langage moqueur et cool qui heurte tant la femme si sensible à l'expression correcte !
Seulement, depuis le temps qu'elle met la femme à l'épreuve, elle voit, elle sent, elle sait que c'est aussi une déclaration d'amour véritable tout ça, qui au fond du fond ne la lèse pas. Bien au contraire. Elle sait qu'elle est au coeur des préoccupations de la femme pleine d'expérience, qui de toute sa bienveillance, de toute sa tendresse, de toute sa retenue, lui retrace le tableau de l'histoire au grand complet, à travers le portrait de cet homme, à travers son errance sur la route de soi. Et la conteuse, de son côté, sait qu'elle lui doit cette histoire à son impératrice, pour que ce qu'elle incarne, cette place qu'elle lui donne, elle puisse l'accepter et s'en saisir en tant que sujet.
Même si ce n'est pas vraiment elle, la petite Ouïghour.
Cette résistance et ce travail de révélation que fait la conteuse à la faveur de l'exposition, pour dénouer, libérer les tensions du corps et de l'âme entre elle et la fillette, sont dépeints avec une subtilité, une précision, une poésie et une grâce inimaginables. Voilà un texte d'une délicatesse bouleversante.