Lorsqu'il commence la rédaction de ce long poème dramatique (1835), Lenau est de retour d'Amérique (l'un des rares à faire le voyage à cette époque). Il a découvert l'idéal de la grande démocratie, de la liberté et il revient profondément déçu car il a aussi découvert un peuple épris de gain, prêt à sacrifier Dieu pour trois dollars, ce qu'illustrera le film de William
Dieterle, Tous les biens de la terre, en 1941. À cela, s'ajoutent de grandes déceptions amoureuses et la remise en question d'une enfance très pieuse, qui le conduisent à trouver dans le mythe de
Faust une capacité de dire son propre sentiment d'échec et de désespoir. Son entreprise a donc une valeur autothérapeutique : « J'ai enfin trouvé un gaillard sur le dos duquel je peux mettre tout mon enfer. Déjà, il en est chargé comme un boulet. »
Lenau justifie son choix du sujet de
Faust aussi en affirmant que
Faust n'est pas le « monopole de
Goethe », mais qu'il « appartient à l'humanité », convaincu que chacun peut donner sa version, en fonction de sa sensibilité. Tout créateur peut légitimement chercher à se connaître en se confrontant à la figure de
Faust.
La personnalité de
Faust est marquée par un cynisme et un scepticisme radicaux ; rien ne lui est sacré, il est profondément nihiliste. le plan diabolique va consister à isoler
Faust des hommes, de la nature et de Dieu, à le réduire à n'avoir plus foi qu'en lui-même, puis le faire douter de ce moi et le précipiter finalement dans le désespoir et dans la mort.
Là où le
Faust de
Goethe élargit sans cesse son coeur et sa pensée aux dimensions mêmes de l'humanité, le
Faust de Lenau se racornit, se retranche, s'exclut de toute communion et de tout partage. Où le
Faust de
Goethe souffrait de son ambition titanesque de tout goûter et de tout souffrir, le
Faust de Lenau se torture par son orgueil, par les négations accumulées, par le refus dédaigneux du sort commun des hommes.
Le
Faust de Lenau se rattache quelque peu à la doctrine de l'émanation : « action par laquelle Dieu produirait l'univers des esprits et des corps, comme par un écoulement nécessaire de sa nature. » La vie ne serait donc que prodigalité pure, insensée et sans but. Cette croyance conduit à des conclusions pessimistes : la créature est portée à refuser d'être, de vivre et d'agir pour son Créateur parce qu'elle prétend n'être, ne vivre et n'agir que pour soi. En cela, le mal est de vouloir exister égoïstement à l'écart de tout, en soi et pour soi. C'est le refus du réel typiquement romantique, qui conduit au suicide et au triomphe du mal.